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Comment couper les ailes aux fonds vautours qui spéculent sur l’effondrement financier des pays

Depuis deux décennies, les pratiques déloyales des fonds vautours leur permettent d’enregistrer d’énormes profits sur le dos des pays endettés et de leur population. Petite explication sur la manière dont ces rapaces financiers procèdent et comment leur couper les ailes grâce à de nouvelles lois, comme celle votée en Belgique mais attaquée par les fonds vautours.




Arnaud Zacharie


Mardi 29 Novembre 2016



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Les fonds dits « vautours » sont des fonds spéculatifs spécialisés dans le rachat à bas prix de titres de la dette de pays surendettés. But de l’opération : entamer à terme une procédure judiciaire pour tenter d’obtenir le paiement de la totalité de la valeur nominale de cette dette – et empocher au passage de plantureux profits.

La stratégie de ces fonds se décompose en deux temps : il s’agit d’abord d’identifier un pays fortement endetté, afin de pouvoir acheter des titres de sa dette à un prix peu élevé. Ensuite, le fonds attend que le pays endetté bénéficie d’une embellie financière, suite à un allègement de sa dette, pour l’attaquer en justice et exiger le remboursement de l’intégralité de la valeur nominale de la dette pourtant acquise au rabais.

Au final, la différence entre le prix d’achat de la dette et le montant finalement remboursé permet d’enregistrer des taux de profits de plusieurs centaines de pour cent, au détriment du pays endetté et de sa population.

Le premier fait d’armes des fonds vautours remonte aux années 1990. En 1996, Elliot Associates, un fonds vautour basé à New York et dirigé par Paul Singer (un proche du parti Républicain, ndlr), achète des titres de la dette du Pérou pour un montant de 11 millions de dollars, avant d’intenter une action en justice contre le gouvernement péruvien, qui avait bénéficié d’un allégement de dette. En octobre 1999, la Cour d’appel fédérale lui donne raison, contraignant le Pérou à lui payer la somme de 58 millions de dollars. Au final, le fonds vautours a empoché un taux de profit de plus de 400 %. Depuis, des dizaines de procédures de ce genre ont eu lieu.

Les pays africains en sont les principales cibles, avec huit nouveaux procès par an en moyenne [1]. Toutefois, les pays en développement ne sont pas l’unique cible de ces fonds : suite à l’allégement de la dette de la Grèce en 2011, des fonds vautours ont refusé de participer à l’opération et exigé d’être remboursés intégralement – notamment le fonds Dart management enregistré aux Iles Caïmans et dirigé par Kenneth Daar.
Le cas d’école argentin

L’action des fonds vautours n’est pas seulement néfaste pour les pays qu’ils choisissent comme victimes ; elle l’est également pour les autres créanciers de ce pays. En effet, ils jouent le rôle du « passager clandestin » : lorsqu’un pays bénéficie d’un allégement de dette, tous ses créanciers sont en principe tenus d’abandonner une partie de leurs créances. Or, la stratégie des fonds vautours consiste précisément à refuser d’assumer leur part de l’allégement et d’exiger unilatéralement devant les tribunaux d’être payés en priorité et au prix fort.

Le cas du bras de fer entre les fonds vautours et l’Argentine est un cas d’école. Après avoir connu en 2001 le plus important défaut de paiement de l’histoire des pays en développement, l’Argentine du gouvernement Kirchner négocie une restructuration de sa dette acceptée par 93 % de ses créanciers. Les fonds vautours refusent de participer à cet accord, préférant attaquer l’Argentine devant les tribunaux et exiger le remboursement intégral de leurs créances.

Le 26 octobre 2012, un arrêt de la cour d’appel de New York, confirmé en juillet 2014, leur a donné raison : l’Argentine se voit refuser le droit de rembourser les 93 % de créanciers qui avaient accepté le plan de restructuration sans payer dans le même temps l’intégralité des sommes réclamées par les fonds vautours – avec le risque que les autres créanciers demandent à leur tour à être remboursés en intégralité.

Le bras de fer a tourné définitivement à l’avantage des fonds vautours suite à l’arrivée au pouvoir en 2016 du président Mauricio Macri. Ce dernier, contrairement à ses prédécesseurs, décide de céder aux exigences des puissants rapaces en empruntant en avril 16,5 milliards de dollars sur les marchés financiers internationaux pour les rembourser.

Cette victoire des fonds vautours a non seulement des conséquences pour l’Argentine, qui a repris le chemin de l’endettement et court le risque de voir d’autres créanciers exiger les mêmes faveurs que celles octroyées aux fonds vautours, mais plus largement pour l’ensemble du système de gestion de la dette. Le message envoyé aux fonds spéculatifs est limpide : refuser de participer à des opérations de restructuration de la dette peut rapporter gros, en abusant de la bonne foi des créanciers ayant accepté d’abandonner une partie de leurs créances. A l’avenir, il sera dès lors encore plus compliqué pour un Etat en défaut de paiement de persuader ses créanciers de participer volontairement à une opération d’allègement de la dette – et d’autant plus tentant pour les fonds vautours de jouer le rôle de passagers clandestins. Leur victoire sur l’Argentine les place donc en position de force.
La Belgique pionnière

En juillet 2015, le Parlement belge adopte, à la quasi-unanimité, une loi visant à enrayer l’action des fonds vautours [2]. Cette loi vise à empêcher un créancier de bénéficier d’un « avantage illégitime », défini comme une disproportion manifeste entre le prix effectivement payé pour le rachat de la créance et le montant du remboursement demandé. En d’autres termes, la loi interdit aux fonds vautours d’exiger un montant plus élevé que celui auquel ils ont acheté les dettes sur le marché secondaire. Pour décréter un « avantage illégitime », le juge doit constater qu’au moins une condition parmi les six mentionnées par la loi est rencontrée.

Les six conditions sont les suivantes : l’État était insolvable ou dans une situation de risque imminent de défaut lors du rachat de la créance ; le créancier est légalement établi dans un paradis fiscal ; le créancier a dans le passé multiplié abusivement les procédures contentieuses ; le créancier a abusé de la faiblesse de l’État débiteur pour négocier un accord de remboursement manifestement déséquilibré ; le remboursement intégral de la somme demandée est susceptible d’avoir un impact significatif sur les finances publiques et un effet négatif sur le développement économique et social de la population du pays concerné.

Certes, la loi belge a un champ d’application limité, puisqu’elle ne concerne que les cours et tribunaux belges. Elle n’en représente pas moins un modèle qui, s’il était généralisé aux autres pays, serait susceptible de mettre fin à l’action néfaste des fonds vautours. C’est d’ailleurs une recommandation du Programme d’action d’Addis-Abeba (Éthiopie) sur le financement du développement, adopté en juillet 2015 dans le cadre de l’ONU : « Nous sommes préoccupés par le fait que certains porteurs d’obligations minoritaires peu enclins à coopérer ont les moyens de contrarier la volonté des porteurs majoritaires qui acceptent de restructurer les obligations d’un pays traversant une crise de la dette, compte tenu des répercussions éventuelles sur d’autres pays. Nous prenons note des mesures législatives prises par certains pays afin de prévenir de tels agissements et nous encourageons tous les gouvernements à prendre les mesures qui s’imposent. » [3]

Face à une telle menace, le fonds NML Capital, filiale du fonds Elliot Associates de Paul Singer et principal protagoniste du bras de fer avec l’Argentine, a introduit en mars 2016 un recours en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle – un recours dont les arguments juridiques sont contestés par trois ONG belges (le CNCD-11.11.11, son homologue flamand et le CADTM) qui ont fait valoir leur « intérêt à agir » pour déposer une requête en intervention pour défendre le maintien de la loi.

Au-delà de telles initiatives législatives nationales, la solution pour mettre un terme à l’action des fonds vautours consiste à instaurer un mécanisme multilatéral de restructuration de la dette, afin de contraindre tous les créanciers d’un pays en défaut de participer à l’opération d’allègement et d’empêcher les pratiques de passager clandestin des fonds vautours.

Un tel mécanisme a été proposé par le FMI en 2002 [4], puis par l’Assemblée générale de l’ONU en 2015 [5], mais la proposition a jusqu’ici été refusée par les pays développés. C’est pourtant la seule option pour couper définitivement les ailes aux fonds vautours.

Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11

Cette chronique est parue dans le numéro 117 de la revue belge Imagine, demain le monde. Pour découvrir ce magazine, rendez-vous sur son site Internet.

Notes

[1] Schumacher, C. Trebesch, and H. Enderlein, « Sovereign Defaults in Court : The Rise of Creditor Litigation », 23 juin 2013, p. 4.

[2] Cette loi fait suite à une première loi de 2008 empêchant la saisie par des fonds vautours de ressources financières relevant de l’aide publique belge au développement, après que le fonds Kensington International eut fait saisir des fonds issus de l’aide belge au développement pour se faire rembourser d’une dette du Congo-Brazzaville.

[3] Programme d’action d’Addis-Abeba issu de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement (Programme d’action d’Addis-Abeba), approuvé par l’Assemblée générale de l’ONU, résolution 69/313 du 27 juillet 2015, § 100.




 
La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte

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dédie cet article à la mémoire de Youssef Darwish (en arabe : يوسف درويش‎) 1910 - 2006, militant égyptien qui a combattu inlassablement pour la justice et l’internationalisme. Plusieurs fois mis en prison et torturé pour son engagement communiste et pour son combat pour les droits humains (il était juriste), il a poursuivi la lutte jusque la fin de ses jours |1|. En 2005, un peu avant sa mort, il avait pris contact avec le CADTM international car il souhaitait créer un CADTM égyptien.


Succès puis abandon de la tentative de développement autonome de l’Égypte
L’Égypte, bien qu’encore sous tutelle ottomane, entame au cours de la première moitié du XIX[SUP]e[/SUP] siècle un vaste effort d’industrialisation |2| et de modernisation. George Corm résume l’enjeu de la manière suivante : « C’est évidemment en Égypte que Mohammed Ali fera l’œuvre la plus marquante en créant des manufactures d’État, jetant ainsi les bases d’un capitalisme d’État qui ne manque pas de rappeler l’expérience japonaise du Meiji » |3|. Cet effort d’industrialisation de l’Égypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIX[SUP]e[/SUP] siècle sans recours à l’endettement extérieur ; ce sont les ressources internes qui sont mobilisées. En 1839-1840, une intervention militaire conjointe de la Grande Bretagne et de la France, suivie un peu plus tard d’une seconde agression réalisée cette fois par la Grande-Bretagne et l’Autriche obligent Mohammed Ali à renoncer au contrôle de la Syrie et de la Palestine, que ces puissances considèrent comme des chasses gardées. (voir plus bas la carte de l’extension de l’Égypte sous Mohamed Ali)
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Muhammad Ali by Auguste CouderUn tournant radical est pris à partir de la seconde moitié du siècle. Les successeurs de Mohammed Ali adoptent le libre-échange sous la pression du Royaume-Uni, démantèlent des monopoles d’État et recourent massivement aux emprunts extérieurs. C’est le début de la fin. L’ère des dettes égyptiennes commence : les infrastructures de l’Égypte seront abandonnées aux puissances occidentales, aux banquiers européens et aux entrepreneurs peu scrupuleux.


Les banquiers européens veulent prêter massivement hors de l’Europe occidentale
Entre les années 1850 et 1876, les banquiers de Londres, de Paris et d’autres places financières cherchaient activement à placer des sommes considérables d’argent tant en Égypte que dans l’Empire ottoman et dans d’autres continents (en Europe avec l’Empire russe, en Asie dont la Chine en particulier, en Amérique latine) |4|. Plusieurs banques sont créées en Europe afin de canaliser les mouvements financiers entre l’Égypte et les places financières européennes : l’Anglo-Egyptian Bank (fondée en 1864), la Banque franco-égyptienne (fondée en 1870 et dirigée par le frère de Jules Ferry, important membre du gouvernement français) et la Banque austro-égyptienne (créée en 1869). Cette dernière avait été fondée sous les auspices du Kredit Anstalt où les Rothschild de Vienne avaient leurs intérêts. Les grandes banques de Londres étaient aussi particulièrement actives. Les banquiers londoniens se spécialisèrent dans les prêts à long terme et les banquiers français dans les prêts à court terme, plus rémunérateurs, surtout à partir de 1873 quand une crise bancaire a affecté Londres et Vienne.

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Réussite apparente et éphémère du développement économique de l’Égypte basé sur l’endettement et le libre-échange
Dans un premier temps, le nouveau modèle fondé sur l’endettement et le libre-échange semblait très bien fonctionner, mais, en réalité, cet apparent succès tenait à des événements extérieurs que ne maîtrisaient aucunement les autorités égyptiennes. En effet, l’Égypte a temporairement tiré profit du conflit entre les États sudistes et les nordistes en Amérique du Nord. La guerre de sécession (1861-1865) de l’autre côté de l’Atlantique provoqua une chute des exportations de coton que réalisaient les États sudistes. Cela fit monter très fortement le prix du coton sur le marché mondial. Les revenus d’exportation de l’Égypte, productrice de coton, explosèrent. Cela amena le gouvernement d’Ismaïl Pacha à accepter encore plus de prêts des banques (britanniques et françaises principalement). Lorsque la guerre de sécession prit fin, les exportations sudistes reprirent et le cours du coton s’effondra. L’Égypte dépendait des devises que lui procurait la vente du coton sur le marché mondial (principalement à l’industrie textile britannique) pour effectuer le remboursement de la dette aux banquiers européens. La diminution des recettes d’exportation créa les premières difficultés de remboursement de la dette égyptienne.

Cela n’empêcha pas les banquiers, en particulier les banquiers anglais, d’organiser l’émission d’emprunts égyptiens à long terme (20 à 30 ans) et les banquiers français d’octroyer de nouveaux crédits, à court terme principalement, car ils donnaient droit à des taux d’intérêts très élevés. L’historien Jean Bouvier décrit cet engouement : « Des organismes de crédit - Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit Lyonnais, Société Générale, Comptoir d’Escompte de Paris, Crédit Foncier – qui avaient jusque-là participé aux “avances” et “emprunts” d’Égypte un peu au hasard des affaires, se mirent à rechercher systématiquement de tels placements et à prospecter les opérations gouvernementales des pays sous-développés. Lorsqu’en avril 1872, le Crédit Lyonnais s’attend à participer, aux côtés des Oppenheim, à une “avance” égyptienne – bons à dix-huit mois, pour 5 millions de livres sterling, à 14 % l’an – son directeur Mazerat confie à un correspondant : “On espère, au moyen de cette grosse avance, mettre la main sur l’emprunt qui doit être émis l’année prochaine.” |5| »


La dette égyptienne atteint un niveau insoutenable
En 1876, la dette égyptienne atteignait 68,5 millions de livres sterling (contre 3 millions en 1863). En moins de 15 ans, les dettes extérieures avaient été multipliées par 23 alors que les revenus augmentaient de 5 fois seulement. Le service de la dette absorbait les deux tiers des revenus de l’État et la moitié des revenus d’exportation.
Les montants empruntés qui sont parvenus réellement à l’Égypte restent très faibles tandis que les montants que les banquiers exigeaient et recevaient en retour étaient très élevés.
Prenons l’emprunt de 1862 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 3,3 millions de livres sterling, mais ils les ont vendus à 83 % de leur valeur nominale, ce qui fait que l’Égypte ne reçoit que 2,5 millions de livres dont il faut encore déduire la commission prélevée par les banquiers. Le montant que doit rembourser l’Égypte en 30 ans s’élève à près de 8 millions de livres si on prend en compte l’amortissement du capital et le paiement des intérêts.
Autre exemple, l’emprunt de 1873 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 32 millions de livres et ils les vendent avec un rabais de 30 %. En conséquence, l’Égypte ne reçoit qu’un peu moins de 20 millions de livres. Le montant à rembourser en 30 ans s’élève à 77 millions de livres (intérêt réel de 11 % + amortissement du capital).
On comprend aisément que cet accroissement de la dette et les taux d’intérêts exigés sont intenables. Les conditions financières qui sont imposées par les banquiers rendent insoutenable le remboursement. L’Égypte doit constamment emprunter afin d’être en mesure de poursuivre les paiements dus sur les anciennes dettes.

Sous pression des créanciers, le souverain Ismail Pacha, khédive |6| d’Égypte se met à vendre à partir des années 1870 des infrastructures et à accorder diverses concessions afin d’obtenir des liquiditéspour payer la dette. Il doit aussi régulièrement augmenter les impôts pour les mêmes raisons.
Après une petite quinzaine d’années d’endettement externe (1862-1875), la souveraineté égyptienne est aliénée.
En 1875, pris à la gorge par les créanciers, l’État égyptien cède au gouvernement du Royaume-Uni ses parts dans la Compagnie du Canal de Suez qui avait été inauguré en 1869 |7|. Le produit de la vente des 176 602 actions Suez que détenait l’Égypte – soit près de la moitié du capital de la Compagnie de Suez – au gouvernement britannique à la fin de novembre 1875 est largement destiné à respecter les échéances de paiement de la dette de décembre 1875 et de janvier 1876 qui étaient particulièrement lourdes. Le gouvernement de Londres devient du même coup créancier direct de l’Égypte : les titres achetés ne permettant pas de toucher de dividendes avant 1894, le gouvernement égyptien s’engageait à payer à l’acheteur pendant cette période un intérêt de 5 % l’an sur les quelque cent millions de francs du prix d’achat.
Selon l’historien Jean Bouvier : « Le khédive disposait encore des chemins de fer « évalués à 300 millions », selon un administrateur du Crédit Lyonnais, et de son droit aux 15 % des bénéfices nets annuels de la Compagnie de Suez. Ayant réglé les échéances de fin d’année grâce aux 100 millions de la vente de ses actions, le khédive fait reconduire en janvier 1876 et début février les « avances » en cours fournies par l’Anglo-Egyptian et le Crédit Foncier, à trois mois, au taux de 14 % l’an. Il offre en garantie sa part de 15 % dans les tantièmes de Suez, les produits de l’octroi de la ville d’Alexandrie et les droits du port. La Société Générale participe à l’affaire, qui porte sur 25 millions de francs. »


En 1876 l’Égypte comme d’autres pays suspend le paiement de la dette
Finalement, malgré les efforts désespérés pour rembourser la dette, l’Égypte est amenée à suspendre le paiement de la dette en 1876. Il est important de souligner qu’au cours de cette même année 1876, d’autres États se sont déclarés en cessation de paiement, il s’agit de l’Empire ottoman, du Pérou (à l’époque, une des principales économies d’Amérique du Sud) et de l’Uruguay. Il faut donc chercher les causes sur le plan international. Une crise bancaire avait éclaté à New-York, à Francfort, Berlin et à Vienne en 1873 et avait progressivement affecté les banquiers de Londres. En conséquence, la volonté de prêter à des pays périphériques s’était fortement réduite, or ces pays avaient constamment besoin d’emprunter pour rembourser les anciennes dettes. De plus, la situation économique s’étant dégradée dans les pays du Nord, les exportations du Sud baissèrent, de même que les revenus d’exportation qui servaient à effectuer les remboursements. Cette crise économique internationale dont l’origine se trouve au Nord a largement provoqué la vague de suspensions de paiements. |8| Dans chaque cas particulier, il faut en plus distinguer certaines spécificités.
Dans le cas de l’Égypte, les banquiers français, moins affectés que les autres par la crise, avaient poursuivi les prêts à l’Égypte en profitant de la situation pour augmenter fortement les taux d’intérêts et en ne prêtant le plus souvent qu’à court terme. En 1876, ils ont accentué la pression sur l’Égypte et en resserrant l’accès au crédit, ont provoqué la suspension de paiement afin de forcer l’Égypte à accepter la création d’une Caisse de la dette contrôlée par le Royaume-Uni et la France. Ils ont réalisé cela en bonne entente avec les banquiers de Londres,


La création de la Caisse de la dette publique sous tutelle britannique et française
Les gouvernements de Londres et de Paris, bien que concurrents, se sont entendus pour soumettre l’Égypte à leur tutelle via la Caisse de la dette. Ils avaient procédé de la même manière dans les années 1840-1850 et à partir de 1898 à l’égard de la Grèce |9|, en 1869 à l’égard de la Tunisie |10| et ils ont répété l’opération avec l’Empire ottoman à partir de 1881 |11|. En Grèce et en Tunisie, l’organisme qui a permis aux puissances créancières d’exercer leur tutelle a été nommé la Commission financière internationale ; dans l’Empire ottoman, il s’est agi de l’Administration de la Dette publique ottomane et, en Égypte, la Caisse de la Dette publique créée en 1876 a joué ce rôle |12|.
La Caisse de la Dette publique a la mainmise sur une série de revenus de l’État et ce sont les représentants du Royaume-Uni et de la France qui la dirigent. La mise en place de cet organisme a été suivie d’une restructuration de la dette égyptienne, qui a satisfait tous les banquiers concernés car aucune réduction du stock n’a été accordée ; le taux d’intérêt a été fixé à un niveau élevé, 7 %, et les remboursements devaient durer 65 ans. Cela assurait une rente confortable garantie à la fois par la France, le Royaume-Uni et par les revenus de l’État égyptien dans lesquels la Caisse de la Dette publique pouvait puiser.

La priorité donnée à la satisfaction des intérêts des banquiers dans la résolution de la crise de la dette égyptienne de 1876 apparaît très clairement dans une lettre envoyée par Alphonse Mallet, banquier privé et régent de la Banque de France, à William Henry Waddington, ministre français des Affaires étrangères et futur président du Conseil des Ministres. Ce banquier écrit au ministre à la veille du Congrès de Berlin de 1878 au cours duquel va se discuter le sort de l’Empire ottoman (en particulier de ses possessions dans les Balkans et dans la Méditerranée) : « Mon cher ami, ... Si le Congrès se réunit, comme on l’espère, il suffit de combiner un mécanisme international... qui puisse exercer un contrôle efficace sur les agents administratifs du gouvernement, les tribunaux, l’encaissement des recettes et les dépenses. Ce qui a été fait en Égypte sous la pression des intérêts privés, en dehors de toute considération d’ordre public européen tant pour les tribunaux que pour le service de la dette... peut servir de point de départ. » (Lettre du 31 mai 1878. Mémoires et documents, Turquie, n° 119. Archives du Ministère des Affaires étrangères.) |13|.
Extraits du Décret d’Institution de la Caisse de la Dette publique d’Égypte

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Les revenus de l’État qui serviront au remboursement de la dette
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Composition et organisation des trois Sections du Conseil Suprême du Trésor
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Règlement concernant l’exécution du Décret


Les enjeux géostratégiques entre grandes puissances européennes
Si la mise en place de la Caisse de la Dette publique et la restructuration de la dette égyptienne qui a suivi satisfaisaient au premier chef les intérêts des banquiers, les intérêts des grandes puissances, dont provenaient les banquiers, étaient également directement en jeu. Le Royaume-Uni était de loin la première puissance européenne et mondiale. Elle considérait qu’elle devait contrôler et dominer entièrement la Méditerranée orientale qui gagnait en importance vu l’existence du Canal de Suez, qui donnait accès directement à la route maritime des Indes (qui faisait partie de son empire) et du reste de l’Asie. Le Royaume-Uni souhaitait marginaliser la France, qui exerçait une influence certaine en Égypte à cause des banques et du Canal de Suez dont la construction avait été financée via la boursede Paris. Afin d’obtenir de la France qu’elle laisse entièrement la place au profit de l’Angleterre, il fallait primo satisfaire les intérêts des banquiers français (très liés aux autorités françaises, c’est le moins qu’on puisse dire) et secundo lui offrir une compensation dans une autre partie de la Méditerranée. C’est là qu’intervient un accord tacite entre Londres et Paris : l’Égypte reviendra au Royaume-Uni tandis que la Tunisie passera entièrement sous le contrôle de la France. En 1876-1878, le calendrier exact n’est pas encore fixé, mais la perspective est très claire. Il faut ajouter qu’en 1878 le Royaume-Uni a acheté l’île de Chypre à l’Empire ottoman. Chypre est un autre pion dans la domination britannique de la Méditerranée orientale.

L’avenir de la Tunisie et de l’Égypte ne se règle pas seulement entre la France et le Royaume-Uni. L’Allemagne, qui vient d’être unifiée et qui est la principale puissance européenne montante à côté du Royaume-Uni, a son mot à dire. Otto von Bismarck, le chancelier allemand, a été manifestement clair : il a déclaré à maintes reprises, lors de conversations diplomatiques secrètes, que l’Allemagne ne prendrait pas ombrage d’une prise de contrôle de l’Égypte par Londres et d’une prise de contrôle de la Tunisie par la France. En contrepartie, l’Allemagne voulait le champ libre dans d’autres parties du monde. Les dirigeants politiques français étaient d’ailleurs bien conscients des motivations de Bismarck. L’Allemagne avait imposé une défaite militaire humiliante à la France en 1870-1871 et lui avait ravi l’Alsace et la Lorraine. Bismarck, en « offrant » la Tunisie à la France, voulait détourner Paris de l’Alsace et de la Lorraine en lui offrant un prix de consolation. Une très large documentation est disponible à ce sujet.
En somme, le sort réservé à l’Égypte et à la Tunisie préfigure le grand partage de l’Afrique auquel les puissances européennes se livrèrent, quelques années plus tard, lors d’une autre conférence à Berlin tenue en 1885 |14|.


L’occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882 et sa transformation en protectorat
Dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, la dette a constitué l’arme la plus puissante utilisée par des puissances européennes pour assurer leur domination, en les menant jusqu’à la soumission totale d’États jusque-là indépendants.
Suite à la mise en place de la Caisse de la Dette publique, les banques françaises font le maximum pour obtenir toujours plus de remboursements et de profits en prenant de moins en moins de nouveaux engagements. À partir de 1881, les banques françaises renoncent à octroyer de nouveaux prêts à l’Égypte, elles se contentent d’engranger les remboursements des anciennes dettes restructurées. Quand en janvier 1882 une crise boursière éclate à Paris, les banques françaises ont d’autres préoccupations que l’Égypte.

La Caisse de la Dette publique impose à l’Égypte des mesures d’austérité très impopulaires qui génèrent une rébellion, y compris militaire (le général Ahmed Urabi défend des positions nationalistes et résiste aux diktats des puissances européennes). Le Royaume-Uni et la France prennent prétexte de la rébellion pour envoyer un corps expéditionnaire à Alexandrie en 1882. Finalement, la Grande-Bretagne entre en guerre contre l’armée égyptienne, occupe militairement de manière permanente le pays et le transforme en un protectorat. Sous domination britannique, le développement de l’Égypte sera largement bloqué et soumis aux intérêts de Londres. Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1913 : « L’économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D’immenses étendues de terres, des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l’État sous forme d’impôts ont été finalement transformés en capital européen et accumulés. » |15|

La Caisse de la Dette publique ne sera supprimée qu’en juillet 1940 |16| (voir illustration ci-dessous). L’accord imposé à l’Égypte par le Royaume-Uni en 1940 prolonge la domination financière et coloniale car le Royaume-Uni obtient la poursuite des remboursements d’une dette qui est devenue permanente.

Il faudra le renversement de la monarchie égyptienne en 1952 par de jeunes militaires progressistes dirigés par Gamel Abdel Nasser et la nationalisation du Canal de Suez le 26 juillet 1956 pour que, pendant une période d’une quinzaine d’années, l’Égypte tente à nouveau un développement partiellement autonome |17|.
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Convention relative à l’abolition de la Caisse de
la Dette Publique Egyptienne


Bibliographie
  • Anderson, Perry. 1976. L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, traduction française 1978, Paris : Maspero, 2 volumes, 203 p. et 409 p.
  • BATOU, Jean. L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991, 46ᵉ année, N°2. pp. 401-428, en ligne
  • BOUVIER, Jean. 1960. Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876), Revue Historique, 1960, T. 224, Fasc. 1, pp. 75-104.
  • CORM, Georges. 1982. L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions Publisud, Paris
  • DRIAULT, Edouard et LHÉRITIER, Michel. 1926. Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, Paris : Presses universitaires de France (PUF), 5 tomes.
  • Foreign Affairs, United Kingdom, Treaties. 1940. CONVENTION RELATIVE A L’ABOLITION DE LA CAISSE DE LA DETTE PUBLIQUE EGYPTIENNE. 17 July 1940. London.
  • LUXEMBURG, Rosa, 1913, L’Accumulation du capital, Paris : Maspero, Vol. II, 1969.
  • MANDEL, Ernest, 1972, Le Troisième âge du capitalisme, Paris : La Passion, 1997, 500 p.
  • MARICHAL, Carlos, 1989, A Century of Debt Crises in Latin America, Prince*ton : Princeton University Press, 283 p.
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  • Ministère des affaires étrangères de la France. 1898. Arrangement financier avec la Grèce : travaux de la Commission internationale chargée de la préparation du projet, Paris, 1898, 223 pages.
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  • REINHARDT, Carmen M., and SBRANCIA, M. Belen. 2015. The Liquidation of Government Debt. Economic Policy 30, no. 82 : p 291-333
  • SACK, Alexander Nahum, 1927, Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, Paris.
  • THIVEAUD, Jean-Marie. Un marché en éruption : Alexandrie (1850-1880). Revue d’économie financière, 1994, n°30. Les marchés financiers émergents (II) sous la direction de Olivier Pastré. pp. 273-298.
  • Toussaint, Éric. 2004. La Finance contre les peuples. La bourse ou la vie, CADTM-Bruxelles/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
  • TOUSSAINT, Éric. 2016. « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse »
  • TOUSSAINT, Éric. 2016. « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du 19[SUP]e[/SUP] siècle à la Seconde Guerre mondiale »
  • Toussaint, Éric. 2006. Banque mondiale : le coup d’État permanent, Liège-Paris-Genève, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006.
  • WESSELING, Henri. 1996. Le partage de l’Afrique - 1880-1914, Paris, Denoël (Folio Histoire, 2002 ; 1[SUP]re[/SUP] édition en néerlandais en 1991), 840 p.

Remerciements
L’auteur remercie pour leur relecture et leurs suggestions : Gilbert Achcar, Mokhtar Ben Afsa, Omar Aziki, Fathi Chamkhi, Alain Gresh, Gus Massiah, Claude Quémar, Patrick Saurin, Dominique Vidal.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.

[h=5]Notes[/h]|1| https://en.wikipedia.org/wiki/Youssef_Darwish
|2| BATOU, Jean. L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991,46ᵉ année, N°2. pp. 401-428
|3| Georges Corm. 1982. « L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions Publisud, Paris, p.39. Concernant l’expérience japonaise du Meiji que mentionne Georges Corm, il faut savoir que le Japon n’a pratiquement pas eu recours à l’endettement extérieur pour réaliser un important développement économique et se transformer en une puissance internationale dans la deuxième moitié du 19[SUP]e[/SUP] s. Le Japon a connu un important développement capitaliste autonome à la suite des réformes de la période Meiji (initiée en 1868), qui a, entre autres, empêché la pénétration financière de l’Occident sur son territoire tout en supprimant sur place les entraves à la circulation des capitaux autochtones. A la fin du XIX[SUP]e[/SUP] siècle, le Japon passa d’une autarcie séculaire à une expansion impérialiste vigoureuse. Entendons-nous bien : par cette constatation, je ne prétends pas que l’absence d’endettement extérieur est le seul facteur qui a permis au Japon de faire le saut vers un développement capitaliste vigoureux et de mener une politique internationale agressive, le hissant au rang des grandes puissances impérialistes. D’autres facteurs qu’il serait trop long d’énumérer ici ont également opéré mais il est évident que l’absence d’endettement extérieur a joué un rôle fondamental. Pour en savoir plus, lire Perry Anderson, L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, t. 2, p.261-289 sur le passage du féodalisme au capitalisme au Japon.
|4| Dans les années 1820-1826, il y avait eu également un flux très important de prêts des banquiers de Londres et de Paris envers la Grèce et les nouveaux États indépendants d’Amérique latine notamment. Entre 1822 et 1825, les banquiers de Londres ont prêté 20 millions de livres sterling aux nouveaux leaders latino-américains (Simon Bolivar, Antonio Sucre, José de San Martín…) qui parachevaient la lutte d’indépendance contre la couronne espagnole. Les deux emprunts grecs de 1824-1825 sur la place de Londres atteignaient la somme de 2,8 millions de livres sterling, soit 120 % du PIB du pays à l’époque.
|5| Mazerat à Letourneur, directeur au siège lyonnais, 4 avril 1872 cité par Jean Bouvier in Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876), Presses Universitaires de France, Revue Historique, T. 224, Fasc. 1, 1960.
|6| Littéralement vice-roi. Titre héréditaire, accordé par l’Empire ottoman au gouverneur d’Égypte entre 1867 et 1914.
|7| http://www.chassan.org/ismailia/boo...
Voir également http://www.lesclesdumoyenorient.com...
|8| Rappelons également que les suspensions de paiement de la dette ne sont pas l’apanage des économies non européennes : au cours du XIX[SUP]e[/SUP] siècle, l’Espagne a suspendu le paiement de sa dette à 6 reprises, l’Empire austro-hongrois à 5, le Portugal et la Grèce à 3, la Prusse à 2 et la Russie une fois. Voir Edouard Driault et Michel Lhéritier, 1926, Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, tome IV, p. 301. Voir également Reinhardt Carmen et Rogoff Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010.
|9| Voir Éric Toussaint, « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse », publié le 12 avril 2016. Après une première expérience de commission financière datant des années 1840-1850, la Grèce s’est vu imposer à partir de 1898 une Commission financière internationale qui avait les pleins pouvoirs sur une grande partie des revenus de l’État. Voir Éric Toussaint, 2016. « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du XIX[SUP]e[/SUP] siècle à la Seconde Guerre mondiale », publié le 9 mai 2016.
|10| Je consacrerai un article prochainement à la soumission de la Tunisie à la France en 1881.
|11| Voir Louise Abellard, « L’Empire Ottoman face à une “troïka” franco-anglo-allemande : retour sur une relation de dépendance par l’endettement », publié le 17 octobre 2013
|12| Voir le décret de création de la Caisse de la Dette 1876
|13| Cité par Jean Bouvier. 1960. Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876), Presses Universitaires de France, Revue Historique, T. 224, Fasc. 1 (1960).
|14| Voir Henri Wesseling. 1996. Le partage de l’Afrique - 1880-1914, Paris, Denoël (Folio Histoire, 2002 ; 1[SUP]re[/SUP] édition en néerlandais en 1991), 840 p.
|15| Luxemburg, Rosa. L’Accumulation du capital, Paris : Maspero, Vol. II, 1969, p. 104.
|16| Voir http://treaties.fco.gov.uk/docs/ful...
|17| Voir Éric Toussaint, Banque mondiale : le coup d’État permanent, Liège-Paris-Genève, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, p. 73 à 75.

[h=3]Auteur.e[/h]

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Eric Toussaint est maître de conférence à l’université de Liège, est le porte-parole du CADTM International et est membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet du livre AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège Dernier livre : Bancocratie ADEN, Brussels, 2014. Il est coordonnateur de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.





 
L’endettement mondial gravit de nouveaux sommets

[h=3]Différents indices permettent de détecter l’approche imminente d’une résurgence de la crise systémique du mode de production capitaliste. L’un d’entre eux est l’endettement des ménages, des entreprises et des États. La baisse du taux de profit des entreprises et l’accroissement du nombre de faillites sont deux autres indices.[/h]


Robert Bibeau
Vendredi 14 Octobre 2016


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Differents indices permettent de détecter l’approche imminente d’une résurgence de la crise systémique du mode de production capitaliste. L’un d’entre eux est l’endettement des ménages, des entreprises et des États. La baisse du taux de profit des entreprises et l’accroissement du nombre de faillites sont deux autres indices. Enfin, l’activité de fusion-concentration des entreprises oligopolistiques constitue u quatrième indice. Les plus grandes devenant encore plus gigantesques, ce qui ne réduit pas leur concurrence, mais au contraire l’exacerbe, la guerre commerciale qui en résulte mettant aux prises des monstres financiers gargantuesques. Dans une série d’articles, nous ferons la présentation et l’analyse des statistiques récentes pour chacun de ces indices.

L’endettement croissant

Ainsi, récemment le Fonds monétaire international (FMI) a sonné l’alarme à propos de la croissance de l’endettement des ménages, des entreprises et des gouvernements.

« Alors qu’en début d’année 2016 de nombreux analystes prévoyaient une année horrible, s’alarmant de possibles cataclysmes, le Fonds monétaire international a indiqué mercredi (5.10.2016) que la dette mondiale – tant publique que privée – avait atteint un montant sans précédent. Elle est désormais plus de deux fois supérieure à la richesse économique créée sur le globe. Selon un nouveau rapport publié par le Fonds, l’endettement global s’élevait à la fin 2015 à 152.000 milliards de dollars en dehors du secteur financier, soit 255% du produit intérieur mondial exprimé en nominal » (1).

La traduction de ce texte donne ceci : le produit intérieur mondial (la somme des marchandises* ou des valeurs d’échange produites dans tous les pays capitalistes pendant une année), que l'auteur appel « la richesse économique créée sur le globe » est sous financé pendant que des masses de capitaux sont accumulées dans les canaux de circulation évanescents et chimériques. L’économiste appelle ce capital financier « la dette mondiale ou l’endettement global ». On aura compris que ce crédit-dette constitue un emprunt sur la valeur d’échange (la valeur des marchandises) qui sera éventuellement produite par le prolétariat mondial. C’est justement là où le bât blesse, la crise de surproduction entrainant la réduction de la production, le chômage et la diminution des revenus des consommateurs, retardera d’autant leurs remboursements d’où les faillites des banques et institutions financières.

Pour les économistes le capital financier est la différence entre ce crédit-dette (public et privé) et le produit intérieur mondial. Ce qu’ils appellent aussi l’économie « irréelle » qu’ils opposent à l’économie commerciale et industrielle « réelle ». Pour les économistes, le capital financier est la somme de ce crédit-dette (que Lénine appelait capital bancaire) ajouté au capital productif représenté par les actifs des entreprises productrices de marchandises (que Lénine appelait le capital industriel). Pour les économistes, le capital financier est donc la somme du capital réel productif et du soi-disant capital irréel-non productif. Trouvez l’erreur ?

Chacun l’aura compris, dans un cas comme dans l’autre les concepts de capital financier – de « financiarisation » de l’économie – d’économie irréelle sont des métaphores pour indiquer qu’étant donné qu’une portion de plus en plus grande du capital argent circulant ne représente plus aucune valeur d’usage, ni donc aucune valeur d’échange (aucune marchandise en somme), une portion de plus en plus forte de la circulation capitalistique (toutes formes de monnaies* confondues) est désormais financière et spéculative, anciennement sous forme de billets au porteur – billets à ordre – obligations et actions (que Lénine appelait les coupons) – aujourd’hui, sous forme de fichiers numériques, transitant sur les réseaux de télécommunications. La technologie pour l’échange et la spéculation est nouvelle, mais pas l’objet de l’échange. Cette spéculation sur la valeur existait au tout début du capitalisme, la phase impérialiste ne fait que l’accentuer (2).

Le cycle des récessions économiques

L’économiste écrit : « De hauts niveaux de dette sont couteux parce qu’ils conduisent souvent à des récessions financières qui sont plus marquées et plus longues que les récessions normales », a estimé pour sa part Vitor Gaspar, directeur du département des affaires budgétaires au FMI. Cette flambée de l’endettement est la conséquence de la véritable boulimie d’emprunt qui a frappé le secteur privé, ce dernier surfant royalement sur la vague de « l’argent pas cher », courant alimenté par les politiques monétaires ultra accommodantes des grandes banques centrales » (3).

Il est futile de distinguer ainsi les récessions « financières » des récessions « normales ». En apparence, toute récession débute dans la sphère financière, puis transfert dans la sphère de la consommation, puis se transporte dans la sphère de la production, c’est-à-dire que l’économie productive tombe en panne sous le poids de l’économie parasitaire (boursière) qui accapare une part croissante de la plus-value. En apparence seulement, car dans la réalité concrète, une crise économique commence toujours dans la sphère de la production – c’est une crise de surproduction de marchandises – une crise de surproduction relative, car les besoins sociaux humains sont loin d’être comblé et pourtant les prolétaires, devenus soudainement des clients, n’ont pas l’argent requis pour consommer, le banquier leur prête donc de l’argent, collectant au passage sa livre de chair en intérêt, augmentant d’autant sa ponction sur la masse de plus-value jusqu’à ce qu’il « saigne » son client que le surendettement des ménages, des entreprises et des gouvernements rend apparent.

Toutefois, nous acceptons l’aveu non sollicité du directeur du FMI à l’effet que sous le mode de production capitaliste les sociétés passent d’une crise à une autre, quelle qu’en soit l’apparence. La boulimie d'emprunt n'est pas réservée aux ménages ni au secteur privé - elle frappe également le secteur public étatique (États + entreprises gouvernementaux) démontrant ainsi que sous le mode de production capitaliste entreprises privées et corporations publiques leurs empreintes économiques sont identiques (voilà pour les réformistes qui préconisent la nationalisation-socialisation des entreprises). Cette boulimie d’emprunt-crédit-dette est inévitable puisqu’elle vise à combler le manque à gagner pour la réalisation de la plus-value auprès des clients-consommateurs. En d’autres termes, ces emprunts-dettes visent pour les entreprises à encaisser aujourd’hui la plus-value qui ne sera peut-être jamais produite demain. En réalité, cette boulimie de capital « gagé » emprunte non pas de l’argent, mais du temps, un sursis, avant le grand effondrement de l’économie capitaliste. Et le plus terrible c’est que personne n’y peut rien, ni les banquiers, ni les spéculateurs boursiers, ni les politiciens contrairement à ce que prétendent les réformistes et les opportunistes qui aiment bien présenter les banquiers et les milliardaires comme des sanguinaires faisant la guerre pour satisfaire leur désir morbide. Savez-vous pourquoi les réformistes et les opportunistes répandent ce mythe des politiciens et des milliardaires mortifères ? C’est pour se proposer comme alternative pour la gouvernance de l’État des riches et la gestion de l’économie capitaliste. Pour notre part nous affirmons qu’il est inutile de substituer à l’État-major capitaliste une nouvelle équipe « socialiste », c’est le mode de production et ses institutions qu’il faut abattre sans rémission.

L’économie de la circulation contre l’économie de la production !

L’économiste poursuit : « Mais désormais, à l’heure d’une croissance atone, cet endettement constitue un lourd handicap pour de nombreuses entreprises, notamment en Chine où la situation devient de plus en plus préoccupante. Une dette privée excessive constitue un grand frein à la reprise mondiale et un risque pour la stabilité financière », a estimé quant à lui M. Gaspar » (4).

Comment espérer la stabilité monétaire et financière au milieu de la crise de surproduction planétaire ? L’économiste tente ici d'accréditer le mythe qu'il y aurait l'économie industrielle et primaire productive réelle d'un côté et l'économie financière monétaire bancaire boursière irréelle de l'autre et qu’il faudrait s’organiser pour qu’une forme de l’économie ne déstabilise pas l'autre forme de l’économie. Ces soi-disant « deux économies » (bancaires et industrielles comme les appelaient Lénine) n’en forment qu’une seule – inextricablement et dialectiquement – liée et « l’économie financière des emprunts, des dettes et de la spéculation » n’est que le reflet de l’économie réelle en cavale. L’économie de la circulation du capital « ou sphère de la circulation » ne peut être que l’image de l’économie de la production du capital « ou sphère de la valorisation » puisqu’il ne se produit aucune valeur nouvelle pendant la phase de circulation du capital contrairement à ce que laissent penser le système de prêt avec intérêt et le système de spéculation boursière et de fusion d’actifs. La Deutsche Bank l’apprendra bientôt à ses dépens comme toutes les autres banques incidemment.

Vous savez qu’elle est la preuve et la conséquence de cette imbrication entre ces deux sphères de l’économie ? C’est qu’au moment où l’économie de la valorisation-production du capital s’effondre, les acquisitions, les fusions et la concentration monopolistique sont en pleine expansion (5). C’est que le capital financier est soudainement trop abondant pour le capital productif circulant (industriel, primaire, construction, transport) qu’il est censé représenter. Ceux qui contrôlent ce capital financier – en profite pour s’emparer d’entreprises qui demain feront faillites, ce que les économistes bourgeois appelleront une « correction boursière ».

Les États capitalistes en faillite

L’économiste ajoute : « Le FMI souligne par ailleurs que les pays ont également vu leur dette publique gonfler et souffrent eux aussi de la conjoncture économique morose, ce qui restreint leur capacité à réduire ce fardeau. Selon les nouvelles projections du FMI, la dette du Japon devrait atteindre 250% de son produit intérieur brut cette année, celle de la Grèce 183% tandis que celle de la France devrait frôler les 100%. À la fin de l’année 2015, la dette publique de la Grèce atteignait d’ores et déjà 176% du PIB, tandis que le ratio d’endettement du Japon s’élevait à 248%. De quoi rendre quasiment impossible un remboursement » (6).

À des degrés divers, c’est la situation de tous les pays sur Terre. Aucun remboursement conséquent n'est envisageable ni de la part des entreprises privées ni de la part des gouvernements, d’où la conséquence assurée d’une débandade (correction) boursière et bancaire suivit d’une dévaluation monétaire, l'or devenant la valeur refuge, et la misère le lot des prolétaires de la planète toute entière. C’est essentiellement cela la phase impérialiste ultime du mode de production capitaliste. Nous verrons la semaine prochaine comment se déroule ce phénomène à partir de l’analyse de la faillite appréhendée de la Deutsche Bank. Puis nous analyserons le phénomène de fusions-acquisitions de titres boursiers surévalués avant de dévaluer.

Les fonds « vautours » menacent les « requins » de la finance

L’analyste persiste : « On comprend d’autant mieux pourquoi, lors des soixante ans du Club de Paris, le 1er juillet dernier, la directrice du FMI, Christine Lagarde a appelé tous les acteurs officiels à se mobiliser pour améliorer les dispositifs de faillite des États. La dirigeante a pointé le problème posé par le volume monstrueux de dette souveraine ne contenant aucun bouclier contre des créanciers agressifs. Dès le début des années 2000, l’idée de clauses d’action collective (CAC)* a commencé à germer. Les instances internationales cherchaient alors des moyens pour mieux protéger les États surendettés contre des créanciers procéduriers du type fonds « vautours », capables d’échapper à toute initiative collective d’effacement de dette » (7).

Que faut-il comprendre de ce galimatias ésotérique ? Que les vautours financiers ont commencé à se cannibaliser. La dame Lagarde signale à un clan capitaliste qu'un autre clan capitaliste se prépare à se jeter sur certaines proies (États) déjà dépecées par un clan concurrent sans respecter l’ordre de préséance dans le carnage. C'est le sauve-qui-peut financier anticipé. Ces fameuses clauses d’action collective sont des mesures visant à répartir les impayées entre les différents créanciers afin que l’un d’entre eux ne s’effondre pas emportant les autres dans sa chute. Ces clauses ne sont qu’un palliatif servant à retarder l’effondrement sans pouvoir l’empêcher comme va le démontrer le démantèlement de la Deutsche Bank allemande (8). Il faut comprendre que cette faillite pourrait être le premier acte « financier – bancaire – monétaire » résultant de la présente crise économique systémique du mode de production capitaliste (9).

Le directeur du FMI renchérit : « Fin 2014, le directeur juridique du FMI insistait d’ores et déjà quant à lui sur la nécessité d’agir également sur la dette plus ancienne. « Nous avons un stock d’obligations souveraines (d’une valeur de 900 milliards de dollars) qui ne contient pas les nouvelles clauses (CAC renforcé), dont une grande part ne va pas expirer avant 10 ans », s’alarmait alors Sean Hagan, dans une note, mettant en garde contre les risques liés à cette dette « héritée » (legacy bonds) dans le cas où des restructurations s’imposeraient » (10).

Qu'est-ce donc que ces restructurations qui s’imposent selon le directeur juridique du FMI ? Ce sont des renégociations – rééchelonnement de vieilles dettes souveraines, surtout si l'État débiteur tente de s'esquiver et de ne pas rembourser. Les autres États capitalistes sont intimés de se saisir des avoirs de ces États insolvables – ou des avoirs de ses ressortissants sur leur sol national et dans les paradis fiscaux offshore – afin de rembourser les créanciers vautours floués. Bienvenue dans l’insoutenable monde des requins de la finance.

En définitive cet article du FMI illustre le branlebas de combat qui présage d’une intensification extrême de la crise systémique du mode de production capitaliste dont l’expansion du « capital financier » ne constitue qu’un miroir aux alouettes mystifiant les « économistes » en goguette.

NOTES

* Marchandise, tout bien ou service offert sur le marché, que ce soit une machine-outil, du pétrole ou du pain.
* Monnaie, tout document sur quelque support que ce soit servant à représenter une valeur d’échange. Argent, or, papier à ordre, papier-monnaie, fichier numérique, etc.
* Une clause d'action collective (collective action clause en Anglais) permet à une majorité qualifiée des détenteurs d'une émission obligataire d'accepter une restructuration de la dette qui sera juridiquement contraignante pour l'ensemble des détenteurs. La clause doit être stipulée dans le prospectus d'émission de l'obligation et utilisée dans le cas de la dette souveraine de certains pays émergents.



 
La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie

La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie



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L’utilisation de la dette comme instrument de domination et d’aliénation de la souveraineté d’un État est bien illustrée par le sort réservé à la Tunisie par la France dans la deuxième moitié du 19esiècle. En 1881, la France conquiert la Tunisie en la transformant en protectorat. Jusque-là, la Tunisie, connue comme Régence de Tunis était une province de l’Empire ottoman |1|, disposant d’une importante autonomie sous l’autorité d’un Bey.

Jusque 1863, la Tunisie n’empruntait pas à l’étranger
Jusqu’à la fin du règne du Bey Mustapha en 1837, il n’existait aucune dette publique. La production agricole assurait la souveraineté alimentaire du pays. Son successeur, Ahmed Bey, qui régna de 1837 à 1855, entreprit un programme de dépenses publiques qui donnait la priorité à la constitution d’une armée permanente, à l’achat de matériel militaire, à la construction de résidences somptueuses et créait quelques manufactures (notamment la manufacture de draps de Tebourba) sur le modèle européen. Ces réalisations étaient très en deçà de ce que Mohamed Ali, le monarque égyptien, avait entrepris avec un succès |2| qui lui valait l’agressivité des puissances européennes |3|. Il y avait néanmoins un point commun entre les deux processus : l’absence d’emprunt à l’étranger durant la première partie du XIXe siècle. Les investissements étaient réalisés avec des ressources internes au pays.
Le programme d’investissements publics fut un fiasco car il n’était pas basé sur la mise en valeur et le renforcement des producteurs locaux. L’armée permanente fut licenciée en 1853, le plus grand palais ne fût pas achevé et des manufactures furent abandonnées. Le Bey de Tunis avait recours à l’emprunt interne en acceptant des taux souvent usuraires qui ont fait gonfler la dette. L’État beylical contractait des dettes en vendant aux riches Tunisiens et aux résidents étrangers fortunés (Livournais, Génois, Français,…) des teskérés, c’est-à-dire des bons du trésor à court terme.
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Mohammed es-SadokAvec l’accession au trône de Mohammed es-Sadok en 1859 |4|, augmente fortement l’influence des puissances européennes, de leurs intérêts commerciaux et de leurs entreprises, en particulier de leurs banquiers. La corruption était répandue à la tête du régime et son responsable principal était le premier ministre Mustapha Khaznadar qui avait occupé d’importants postes depuis 1837 en commençant par celui de « trésorier » du Bey (trésorier = khaznadar en turc). Mustapha Khaznadar resta au faîte de l’État jusque 1873. Il prélevait des commissions sur chaque transaction, sur chaque emprunt, sur les recettes des impôts au point que sa fortune devint colossale. Jusqu’à sa mise à l’écart en 1873, Mustapha Khaznadar joua un rôle plus important que le Bey lui-même dans les décisions de l’État et dans les accords passés avec les financiers et entrepreneurs européens.
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Mustapha KhaznadarEn 1859-1860, Mustapha Khaznadar et le Bey Mohammed es-Sadok augmentèrent les dépenses publiques et la dette interne par des achats d’armes inutilisables à la Belgique, remplacées, au prix fort, par des fusils français, et par la construction de résidences consulaires de haut standing pour la France et pour la Grande-Bretagne. Des dépenses qui ne correspondaient évidemment nullement à l’intérêt de la population. La dette publique interne augmenta de 60 % au cours des trois premières années du règne de Mohamed es-Sadok. Les Tunisiens fortunés et les résidents étrangers tiraient profit d’une politique d’endettement interne qui leur fournissait un rendement élevé, les hauts dirigeants de l’État en profitaient car ils détournaient une partie de l’argent emprunté (s’ajoute à cela qu’ils se portaient eux-mêmes acquéreurs de la dette), les fournisseurs étrangers en tiraient également un bénéfice. Par contre le peuple devait supporter une charge croissante d’impôts.

Le premier emprunt étranger de 1863 : une véritable arnaque

Le premier emprunt de la Tunisie à l’étranger remonte à 1863. Il constitua une véritable arnaque qui déboucha 18 ans plus tard sur la conquête de la Tunisie par la France.
À l’époque, la place financière de Paris était très active dans la concurrence avec celle de Londres, la principale au monde. Les banquiers parisiens, comme les londoniens, disposaient de liquiditésabondantes et cherchaient des occasions de placement à l’étranger. Les prêts vers l’Amérique latine, l’Asie, l’Empire ottoman, l’Égypte, la Russie et l’Amérique du Nord étaient abondants |5|. Les crédits étaient destinés principalement à la construction des chemins de fer (avec une bulle spéculative en formation dans ce secteur), au refinancement des anciennes dettes - c’est le cas de l’Amérique latine - et à l’achat d’armes. Les rendements obtenus à Paris sur le marché local tournent autour de 4 à 6 % tandis que les rendements sur les prêts à l’étranger sont beaucoup plus élevés (ils pouvaient atteindre 10 à 11 % en rendement réel).
Quand, début 1863, le Bey annonce qu’il souhaite emprunter 25 millions de francs à l’étranger, plusieurs banquiers et courtiers de Londres et de Paris proposent leur service, parmi lesquels le baron James de Rothschild, d’autres sociétés londoniennes, ainsi qu’à Paris le Crédit mobilier et Émile Erlanger, un banquier de Francfort basé dans la capitale française.
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Émile ErlangerLe Consul du Royaume-Uni à Tunis soutenait les offres des banquiers de Londres et celui de France appuyait les offres provenant de Paris. Finalement, le banquier Émile Erlanger obtint le « contrat ». Sa biographie mériterait d’être résumée |6|. Selon le consul britannique, le banquier Émile Erlanger lui aurait proposé 500 000 francs afin d’obtenir son soutien.

En quoi consiste l’emprunt de 1863 ?

Le banquier Erlanger, associé à d’autres, obtint l’autorisation du gouvernement français de vendre à la bourse de Paris des titres tunisiens. Selon un rapport établi en 1872-1873 par Victor Villet, un inspecteur français des finances, cet emprunt est une véritable escroquerie.
D’après le banquier Erlanger, 78 692 obligations tunisiennes ont été émises. Chacune avait une valeur nominale de 500 francs. Elles ont été vendues à 480 francs et chacune donnait droit à un coupon annuel de 35 francs pendant une durée de 15 ans. Cela représente un taux d’intérêt théorique de 7 % mais, vu que les obligations ont été vendues à 480 francs, l’intérêt réel est de 7,3 %. Pour l’acheteur, cela veut dire qu’en déboursant 480 francs, il pouvait obtenir 525 francs (15 ans x 35 Fr.) sous forme d’intérêts plus les 500 Fr. que vaut une obligation.
Pour l’emprunteur, le gouvernement tunisien, alors qu’il doit recevoir 415 Fr. (c’est-à-dire 480 Fr. moins 65 Fr qui correspondent à la commission d’émission et d’autres frais pour rémunérer le banquier), il doit rembourser 1025 Fr.
Une autre manière de calculer, plus globale celle-là : l’emprunteur (la Tunisie) devrait recevoir environ 37,7 millions de francs (78 692 obligations vendues à 480 Fr., soit 37,77 millions) et en échange il s’engage à rembourser 65,1 millions.
Selon les recherches réalisées par l’inspecteur français des finances, Victor Villet, le banquier Erlanger a prélevé un peu plus de 5 millions de commission (soit environ 13 % de la somme récoltée). Il faut aussi défalquer de la somme qui aurait dû être reçue, 2,7 millions Fr. qui ont été détournés, certainement par le premier ministre et le banquier E. Erlanger.
Donc, pour environ 30 millions de francs à recevoir, le gouvernement tunisien s’engageait à rembourser 65,1 millions de francs.
Pour parler de véritable arnaque ou escroquerie, il faut prendre en compte des éléments aggravants dans le comportement du banquier Émile Erlanger et du premier ministre tunisien. Erlanger a affirmé qu’il avait vendu un peu plus de 38 000 obligations à Paris et 40 000 à Tunis (rappelons que le total des obligations émises s’établissait à 78 692 obligations). Il semble que la vente à la bourse de Paris ait été très inférieure à ce que Erlanger a affirmé et, qu’en réalité, plus de 30 000 n’avaient pas trouvé acquéreurs et étaient restées en possession d’Erlanger. Or Erlanger a prélevé une commission totale de plus de 5 millions de Fr. comme s’il avait vendu toutes les obligations… Il semble qu’Erlanger ait emprunté à d’autres banquiers la somme qu’il s’était engagé à transférer au trésor tunisien (environ 30 millions Fr.) en quatre versements. Il est probable qu’il empruntait à d’autres banquiers en mettant en garantie les 30 000 titres qu’il n’avait pas réussi à vendre. C’est ce qu’avance le rédacteur du Moniteur des Fonds Publics dans un article publié le 19 août 1869 : « Nous croyons être dans le vrai en affirmant que 5 000 obligations, tout au plus, devinrent la propriété de porteurs résidant en France… Il restait donc environ 30 000 obligations entre les mains de M. Erlanger. Dans cette situation, il se trouvait fort embarrassé pour faire face aux engagements qu’il avait contracté avec le Bey. Comment fit-il ? Nous croyons que, déposant entre les mains du Comptoir d’escompte les titres qu’il n’avait pu placer, il en obtint une avance à l’aide de laquelle il put envoyer quelques fonds à son altesse ».
Un indice clair de la solidité de cette hypothèse est que le banquier Erlanger prétend avoir racheté sur le marché secondaire de la dette 20 962 titres en janvier 1864 et 8 000 autres en 1865. Or ces rachats n’ont pas entraîné d’augmentation du cours de ces titres. Ce n’est pas vraisemblable. Un rachat de 20 000 titres alors que 38 000 sont officiellement en circulation doit produire automatiquement une augmentation du cours. Or, on n’a pas constaté d’augmentation du prix des obligations tunisiennes sur le marché secondaire. Cela signifie que les titres n’étaient pas en circulation sur le marché. Le banquier Erlanger a fait semblant de racheter des titres qu’en réalité il possédait.
Notons que, par ailleurs, chaque année ces 30 000 titres donnaient lieu au paiement d’intérêts. Tant qu’ils étaient en possession du banquier Émile Erlanger, c’est lui qui touchait les intérêts…

Le résultat immédiat de l’emprunt de 1863


Cet emprunt extérieur devait servir à restructurer la dette interne qui était évaluée à une somme équivalente à 30 millions de Francs français (rappelons qu’elle avait augmenté de 60 % entre 1859 et 1862 à cause des dépenses du Bey Mohamed es-Sadok qui avait multiplié les achats de marchandises à l’étranger). Il s’agissait concrètement de rembourser les anciens titres avec l’argent emprunté à l’étranger. En réalité, alors que les anciens titres ont été remboursés, les autorités ont émis de nouveaux teskérés (ou bons du trésor) pour un montant équivalent. C’est ce que raconte l’inspecteur des Finances français, Victor Villet : « en même temps que dans les bureaux du représentant de la maison Erlanger à Tunis on remboursait les anciens titres… un courtier du gouvernement (M. Guttierez) installé dans le voisinage reprenait du public l‘argent que celui-ci venait de recevoir, en échange de nouveaux teskérés émis au taux de 91 %. A la faveur de cette comédie de remboursement, la dette se trouva simplement… augmentée de 15 millions à peu près ». Les recettes provenant de la vente de ces nouveaux teskérés étaient largement détournées vers les coffres du premier ministre, d’autres dignitaires et de résidents européens fortunés.

Le même inspecteur des finances écrivait : « Les fonds provenant de l’emprunt de 1863 [qui] étaient versés en espèce au Bardo (le Bey et le premier ministre siégeaient au palais du Bardo) ont été … inscrits à un compte spécial : mais ne sont pas entrés dans la comptabilité générale du gouvernement, ils ne sont pas entrés dans les caisses de l’État et rien ne fait croire qu’ils aient servi à l’acquittement des dépenses publiques ».
En moins d’un an, l’emprunt de 1863 a été dilapidé. Dans le même temps, l’État s’est retrouvé endetté, pour la première fois de l’histoire tunisienne, à l’égard de l’étranger et cela pour un montant très élevé. Les montants à rembourser envers l’étranger chaque année étaient insoutenables. Quant à la dette interne qui aurait dû être remboursée par l’emprunt extérieur, elle a été multipliée par deux. Le gouvernement du Bey a choisi sous la pression des créanciers de transférer la facture vers le peuple en augmentant de 100 % la mejba, l’impôt par habitant.

La révolte de 1864, conséquence de la décision d’augmenter de 100% un impôt pour rembourser l’emprunt de 1863

L’augmentation de l’impôt provoqua en 1864 une rébellion générale dans le pays. Le refus de l’augmentation de l’impôt mejba, la capitation, était la revendication principale des protestataires |7|. Dès que les agents du Bey se déplacèrent dans le pays pour prélever la mejba portée à 72 piastres, la révolte éclata. Le 10 mars 1864, le vice-consul français Jean-Henri Mattei télégraphia de Sfax : « Toutes les tribus sont d’accord pour ne point payer le nouvel impôt de 72 piastres. (…) La jonction de toutes les tribus aura lieu au premier signal du départ de Tunis d’un camp quelconque ayant l’intention de prélever cet impôt » |8|. Quelques semaines plus tard, dans une autre dépêche consulaire, on lisait « L’insurrection est générale et s’étend jusqu’à une heure de Tunis » |9|. D’après différents témoins, les insurgés accusaient le gouvernement, et en premier lieu le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’avoir vendu le pays aux Français. Selon eux, l’emprunt de 1863 émis à Paris par le banquier Erlanger en était une preuve.
La France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Empire ottoman envoyèrent des navires de guerre dans les eaux territoriales tunisiennes afin d’intimider les populations et d’intervenir pour prêter secours aux autorités si la situation devenait incontrôlable. Le Bey recula face aux protestations et annonça le 21 avril 1864 qu’il renonçait au doublement de la mejba |10|. Il réitéra les concessions en juillet 1864 afin d’obtenir un accord avec le leader principal de la révolte Ali ben Ghedahem |11|. Puis, avec l’appui des puissances étrangères, il se lança dans la répression. Le Sultan, monarque de l’Empire ottoman, apporta un soutien financier au Bey pour qu’il puisse lever des troupes fraîches et se lancer dans la répression. C’était une initiative du Sultan pour ne pas être débordé par la France |12|, la Grande-Bretagne et l’Italie.


Une répression massive

Le Bey se lança dans une répression massive a posteriori permettant d’extorquer un maximum d’impôts et d’amendes à la population. Le consul français écrivit le 4 décembre 1864 au ministre des Affaires étrangères à Paris : « Le gouvernement du bey a promptement renoncé au système de clémence qu’il semblait vouloir inaugurer… ; il est revenu à la rigueur, à celle qui se traduit par les fers et la torture, pour obtenir, des provinces du littoral, des impôts exorbitants de guerre ». « Il est de mon devoir de vous informer » déclara par écrit au consul de France, un vice-consul : « de la façon barbare dont agit le général Zarrouk pour exécuter les ordres du bey, en dépouillant complètement les indigènes, en mettant à la torture les personnes âgées et les femmes qui n’ont pris aucune part à la révolution » (lettre du 16 février 1865). Un autre fonctionnaire français : « L’amende n’a pu être perçue qu’au moyen de la réclusion, de la mise aux fers, de la bastonnade et des rigueurs les plus illégales au point de vue de notre droit public actuel. Parmi ces rigueurs, je signalerai la confiscation des biens, la torture poussée parfois jusqu’à ce que lésion ou mort s’ensuive, la violation de domicile… et, enfin, le viol des femmes tenté ou consommé sous l’œil même des pères ou des maris enchaînés » (1er mars 1865). Jean Ganiage ajoute : « En mars 1865, Espina, vice-consul, estimait à 23 millions de piastres, les sommes que le gouvernement avait tirées du Sahel, d’octobre 1864 à janvier 1865, sans compter quelque 5 millions de piastres extorqués par ses employés pour leur propre compte » |13|.


Le deuxième emprunt externe réalisé à Paris en 1865

Vu que l’emprunt de 1863 n’avait en rien amélioré la situation financière du pays, le Bey et son premier ministre optèrent pour la fuite en avant et passèrent un accord avec le banquier Erlanger pour réaliser un nouvel emprunt en mars 1865. La Tunisie s’endetta pour un montant de 36,78 millions de Fr. Il le fit à des conditions encore plus mauvaises et scandaleuses qu’en 1863. En effet, alors que les titres de 500 Fr. avaient été vendus au prix de 480 Fr. en 1863, les nouveaux titres furent vendus à 380 Fr. c.-à-d. à 76 % de la valeur faciale.
Un acheteur d’un titre à 500 Fr. payait 380 Fr. pour l’acquérir en escomptant percevoir chaque année un coupon de 35 Fr. pendant 15 ans (soit 525 Fr.) auquel s’ajoutait 500 Fr. à l’échéance en 1880. Un investissement de 380 Fr. rapportant 1025 Fr., soit un bénéfice de 645 Fr. était très alléchant. Le taux d’intérêt théorique était de 7 % mais vu que le coupon annuel s’élevait chaque année à 35 Fr., le rendement réel était de 9,21 % (=35/380).
Si on se place du point de vue de l’État tunisien emprunteur : la nouvelle dette liée à l’emprunt de 1865 s’est élevée à 36,78 millions de Fr., mais il ne devait recevoir qu’un peu moins de 20 millions de Fr. car les frais de courtages et les commissions prélevées par le banquier Erlanger et ses associés Morpurgo-Oppenheim se sont élevés à 18 %. Il faut y ajouter que près de 3 millions ont été détournés directement, une moitié pour les banquiers, une moitié pour le premier ministre et ses associés. Le bilan tient en trois chiffres :

  • La nouvelle dette contractée en 1865 s’élève à 36,78 millions de Fr.
  • La somme réellement reçue s’élève à moins de 20 millions de Fr. |14|
  • La somme à rembourser en 15 ans s’élève à 75,4 millions.
Les banquiers avaient réalisé une très bonne affaire : sans avoir rien investi, ils ont prélevé au moment de l’émission environ 6,5 millions de Fr. sous forme de commissions, de frais de courtage et de vol pur et simple. Tous les titres ont été vendus en quelques jours. Il régnait à Paris une euphorie à propos des titres des pays musulmans (Tunisie, Empire ottoman, Égypte), qui était désignés comme les « valeurs à turban ». Les banquiers payaient les rédactions des journaux pour publier des nouvelles tout à fait rassurantes. Alors que l’économie et les finances tunisiennes étaient en plein marasme, l’hebdomadaire parisien la Semaine financière écrivait à propos de l’emprunt de 1865 : « Le Bey de Tunis est aujourd’hui sous le protectorat moral de la France, qui a intérêt à favoriser la prospérité du peuple tunisien puisque cette prospérité est une sécurité de plus pour l’Algérie » |15|.
Les escroqueries des banquiers Erlanger, Morpurgo-Oppenheim ne s’arrêtent pas là. Non contents d’endetter la Tunisie à des conditions léonines, ils sont intervenus activement pour que l’argent prêté soit utilisé pour des dépenses dont ils allaient pouvoir tirer profit. Deux exemples : ils ont convaincu le Bey d’acheter à un négociant marseillais, un certain Audibert, deux navires inutilisables au prix du neuf (250 000 Fr.). Selon l’inspecteur des Finances, Victor Villet, E. Erlanger qui s’était engagé à faire livrer 100 canons rayés nouveau modèle pour un million Fr. n’a en réalité fourni « que de vieux canons dont la culasse avait été doublée d’une sorte de manchon. La fraude était par trop grossière ; on sut bien vite que ces canons n’avaient coûté au fournisseur que 200 000 Fr environ » |16|. La liste des affaires de fournitures contenant des signes évidents d’escroquerie est longue. Par ailleurs, Erlanger obtint du Bey comme garantie de l’emprunt, la concession de la manufacture de draps de Tetourba.

Les dettes accumulées pendant la période 1863-1865 conduisent à la mise sous tutelle de la Tunisie

Les nouvelles dettes accumulées au cours des années 1863 – 1865 mirent la Tunisie à la merci de ses créanciers extérieurs ainsi que de la France. Il était tout simplement impossible à la Tunisie de réussir à rembourser les sommes qui étaient exigées d’elles. Les recettes exceptionnelles d’impôts suite à la répression de la fin 1864-début 1865 avaient permis de faire rentrer dans le trésor public une somme importante (30 millions de piastres, somme qui dépassait largement les revenus de l’État en année normale) qui fut engloutie rapidement par le paiement de la dette ainsi que de nouvelles dépenses somptuaires et contraires à l’intérêt des populations.
L’année 1867 fut très mauvaise en termes de production agricole. De plus, pour se procurer des revenus, le Bey faisait exporter des produits agricoles. Cela déboucha sur une disette dans plusieurs parties du pays et sur une épidémie de choléra, favorisée par l’état d’affaiblissement d’une partie de la population (écrasée par les impôts et affectée par la hausse du prix des aliments de base) et par l’absence de dépenses publiques au niveau sanitaire. On parle de 5 000 décès dans la capitale, dus à la famine principalement, et de 20 000 dans toute la Tunisie |17|.
Au niveau international, les banquiers étaient devenus subitement frileux et en tout cas ils exigeaient des rendements encore plus élevés que par le passé. En 1866, le Mexique avait infligé une défaite militaire cuisante au corps expéditionnaire français et, dans la foulée, avait répudié le paiement de la dette, considérée comme odieuse, à l’égard des banquiers français et des porteurs de bons mexicains (notamment ceux vendus à Paris par le banquier Erlanger en 1864 et en 1865). En conséquence le Bey et son premier ministre ne réussirent pas à obtenir la réalisation d’un nouveau grand emprunt à Paris ou ailleurs. Ils visaient un emprunt de 100 millions mais cela se termina par un fiasco. En effet, en février 1867, ils avaient signé un nouveau contrat avec le banquier Erlanger. Alors qu’Erlanger souhaitait vendre 200 000 obligations tunisiennes à Paris, après quelques semaines, il n’en avait vendu que 11 033. Il n’y avait plus d’engouement pour les valeurs tunisiennes à turban. Du coup, le Bey recourait à de « petits » emprunts à des taux usuraires auprès d’autres banquiers parisiens comme Alphonse Pinard |18|, directeur du Comptoir d’escompte de Paris qui organisa un emprunt de 9 millions Fr. à Paris en janvier 1867. Rothschild, contacté, ne voulait pas prêter à la Tunisie. Oppenheim et d’autres exigeaient des taux de l’ordre de 15 %.
À partir de 1867, le Bey suspend partiellement le paiement de la dette interne et externe. Cela amène A. Pinard, directeur du Comptoir d’Escompte de Paris, à poursuivre la Tunisie au tribunal civil de la Seine pour non-exécution des clauses de l’emprunt de 9 millions Fr. de janvier 1867. A. Pinard demande à être mis en possession notamment des revenus des douanes tunisiennes ainsi que des revenus tirés de la récolte d’olives. La sentence est rendue en août 1867 et A. Pinard perd le procès : la Régence de Tunis était un pays étranger et non soumis à la juridiction du tribunal.
Alphonse Pinard et d’autres banquiers utilisent une autre stratégie. Il forme un syndicat |19| de détenteurs de titres tunisiens dans lequel on retrouve les banquiers Bischoffsheim, Bamberger, Lévy-Crémieu, Edmond Adam, mais aussi Joseph Hollander, administrateur de la Banque des Pays-Bas, futur beau-père du fils Pinard. Ce syndicat se charge « d’aider » le gouvernement beylical à payer les coupons. Plus tard, en 1869-1870, il réussit à être représenté directement dans la commission internationale financière qui prend le contrôle des finances tunisiennes et obtient une victoire totale (voir plus loin).

Les dettes qui sont la conséquence des emprunts de la période 1863-1867 sont odieuses et auraient dû être répudiées

La dette contractée entre 1863 et 1867 est clairement une dette odieuse pour le peuple tunisien. Elle correspond à la lettre à la définition donnée en 1927 par Alexander Nahum Sack, professeur de droit à Paris et théoricien de la doctrine de la dette odieuse : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » |20|
Il ajoute un peu plus loin : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ». Cela s’applique parfaitement au comportement du premier ministre Mustapha Khaznadar et aux autres dignitaires du régime beylical |21|.
Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ». Le banquier Émile Erlanger, le banquier Alphonse Pinard et leurs associés savaient parfaitement que les montants empruntés ne servaient pas l’intérêt général. De plus, ils étaient, comme nous l’avons montré, acteurs directs de l’escroquerie.
S’agissant de la politique d’émission de titres à haut risque sur le plan financier et odieux sur le plan juridique de la part du banquier E. Erlanger, il faut également rappeler qu’à la même époque, il a émis en 1864 et en 1865 des titres mexicains pour le compte de l’État fantoche mis en place par l’armée française au Mexique avec à sa tête Maximilien d’Autriche qui sera fusillé en juin 1867. En 1863, E. Erlanger a émis à Paris et à Londres un emprunt de 15 millions de dollars pour les États esclavagistes du Sud (les Confédérés) gagé sur le coton et lui permettant de faire un profit immédiat d’environ 4 millions de dollars |22|.
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Le démantèlement de l’empire Ottoman
La France cherche le moment opportun pour prendre complètement le contrôle de la Tunisie

Depuis qu’ils se sont lancés dans la colonisation de l’Algérie dans les années 1830, les dirigeants français ont considéré que la France avait le droit d’étendre son domaine colonial à la Tunisie. Il fallait trouver le prétexte et le moment opportun. Il y avait aussi d’autres priorités tant sur le plan interne que sur le continent européen ou ailleurs dans le monde. Dans la région arabe, l’Égypte constituait la priorité pour des raisons géostratégiques : la possibilité d’avoir un accès direct à l’Asie par l’ouverture du canal de Suez entre la Méditerranée et la Mer rouge ; l’accès à l’Afrique noire par le Nil ; la proximité de l’Orient par voie terrestre ; le potentiel agricole de l’Égypte ; la concurrence entre la Grande Bretagne et la France : celle des deux puissances qui contrôlerait l’Égypte aurait un avantage stratégique sur l’autre. Napoléon l’avait compris et l’avait mis en pratique avec sa campagne d’Égypte en 1798.
La conquête de la Tunisie ne constituait pas une priorité, d’autant que la stabilisation de la domination française sur l’Algérie était coûteuse en raison de la résistance rencontrée. En France, le soutien populaire à une nouvelle entreprise coloniale n’était pas du tout assuré. Dans les années 1860, l’entreprise de conquête du Mexique tournait à la catastrophe. Comme mentionné plus haut, Louis-Napoléon Bonaparte a dû retirer les soldats français du sol mexicain en 1866 face à la contre-offensive victorieuse des forces progressistes mexicaines et il a dû affronter la répudiation des dettes réclamées par les banquiers français au Mexique (environ 60 millions de francs) |23|. Fin 1867, Napoléon III était également préoccupé par l’avancée des chemises rouges républicaines de Garibaldi qui menaçaient de prendre Rome, protégée de la France.
Néanmoins pour le consul en place à Tunis, représentant plénipotentiaire de la France auprès du Bey, la recherche de la mise sous tutelle ou de la conquête pure et simple de la Tunisie constitue une priorité et quasiment une obsession. Les faits et gestes des différents consuls qui se sont succédés à Tunis l’attestent. En pleine révolte de 1864, le Consul français, Charles Beauval, jouait sur deux tableaux : alors qu’officiellement la France soutenait le Bey, il négociait avec le principal leader de la révolte, Ali ben Ghedahem, au cas où il se déciderait à renverser le Bey. Il écrivait le 30 mai 1864, « Il sera digne de l’Empereur de réunir plus tard toutes les tribus de la Tunisie en une petite confédération arabe ». En septembre 1865, selon l’historien Jean Ganiage, « les affaires tunisiennes furent discutées en un conseil des ministres présidé par l’empereur. Consulté, le gouverneur de l’Algérie, le maréchal de Mac-Mahon, proposait d’envoyer un corps expéditionnaire jusqu’à Tunis et présentait un projet détaillé sur la marche et l’organisation de cette colonne. Mais ce plan dépassait de beaucoup les intentions du gouvernement » |24|. Deux ans plus tard, toujours selon J. Ganiage, « le consul de Botiliau ne voyait plus d’autre solution qu’une occupation de la Tunisie par la France, annexion définitive à l’Algérie ou occupation temporaire à titre de gage ».
Par ailleurs, les déclarations racistes ne manquaient pas dans la correspondance des représentants de la France en Tunisie comme en témoigne une lettre du 2 décembre 1867 du consul de Botiliau dans laquelle il dénonçait « les moeurs de la race arabe, son inaptitude au travail, ses habitudes de fausseté, de mensonge, de corruption… » |25|.


La Création de la Commission financière internationale en 1869

La proposition de création d’une commission internationale qui doit prendre le contrôle des finances de la Tunisie est mise par écrit dans ses grandes lignes par le ministre des affaires étrangères de la France, le marquis de Moustier en janvier 1868 : « Il semble donc que nos efforts doivent avoir avant tout pour objet d’assurer s’il se peut la bonne gestion des revenus donnés en gage par le gouvernement du Bey, et qu’en parvenant à établir un contrôle sérieux sur les produits du fisc aujourd’hui abandonnés à des mains inhabiles ou infidèles, nous aurions fait un grand pas vers le but que nous poursuivons. Dans le cas où l’application de ce principe serait admise, on pourrait en confier le soin à une commission qui aurait son siège à Tunis ».
En avril 1868, sous la dictée des représentants de la France, le Bey adopte un projet de décret de constitution de la Commission internationale financière. Et 15 mois plus tard, après que la France ait obtenu l’assentiment définitif de la Grande Bretagne et de l’Italie, le décret définitif est adopté par le Bey. Le texte du décret du 5 juillet 1869 constitue un véritable acte de soumission de la Tunisie aux créanciers (voir le texte complet en encadré). L’article 9 est particulièrement important car il indique très clairement que la commission percevra tous les revenus de l’État sans la moindre exception. Il ajoute qu’aucun emprunt ne pourra être réalisé sans son accord. L’article 3 précise, en termes diplomatiques il est vrai, que le représentant de la France est le personnage le plus important dans cette commission et est désigné par l’Empereur des Français. Le Bey ne fait en réalité que ratifier. C’est la commission qui établira le montant exact de la dette (art. 5). Du point de vue des banques créancières, c’est un point fondamental car la commission va restructurer la dette réclamée à la Tunisie et va déterminer s’il y a ou non une réduction de celle-ci. L’article 10 est également d’une importance fondamentale pour les banquiers de France car il prévoit que deux représentants directs de ceux-ci feront partie de la Commission. Effectivement quand celle-ci a été mise en place en novembre 1869, le syndicat des détenteurs de titres dirigé par le banquier parisien Alphonse Pinard y a obtenu un représentant de même que le banquier Erlanger |26|. Les créanciers anglais et italiens porteurs de titres de la dette interne y étaient également représentés.
DÉCRET DU BEY DE TUNIS INSTITUANT LA COMMISSION INTERNATIONALE FINANCIÈRE
Nous avons vu la nécessité pour le bien de notre royaume, de nos sujets et du commerce, d’organiser une commission financière en conformité du projet de décret promulgué le 4 avril de l’année dernière qui a été ratifié par notre décret du 29 mai suivant, de la première qui suit :
Art. 1. La commission relativement à laquelle a été promulgué notre décret du 4 avril 1868, sera réunie dans notre capitale dans le terme d’un mois.
Art. 2. Cette commission sera divisée en deux comités distincts ; un comité exécutif et un comité de contrôle.
Art. 3. Le comité exécutif sera composé de la manière suivante : deux fonctionnaires de notre gouvernement nommés par nous-même, et un inspecteur des finances français nommé aussi par nous-même, et préalablement désigné par le gouvernement de l’empereur.
Art. 4. Le comité exécutif est chargé de constater l’état actuel des diverses créances constituant la dette du royaume, et les ressources à l’aide desquelles le gouvernement serait en mesure d’y satisfaire.
Art. 5. Le comité exécutif ouvrira un registre sur lequel seront inscrites toutes les dettes contractées, tant à l’étranger qu’à l’intérieur du royaume, et qui consistent en teskérés ou bons du trésor, ainsi qu’en obligations de l’emprunt de 1863 et de celui de 1865. Pour les dettes qui ne seront pas contrôlées par des contrats publics, les porteurs de titres devront se présenter dans un délai de 2 mois. A cet effet, le comité exécutif veillera à ce qu’un avis soit publié dans les journaux de Tunis et de l’étranger.
Art. 6. Le comité exécutif témoignera le désir de prendre connaissance de tous les documents authentiques des recettes et des dépenses, le ministère des finances lui en fournira tous les moyens.
Art. 7. Le budget de recettes étant ainsi placé en regard de celui des dépenses du gouvernement, augmenté du chiffre de la dette, le comité exécutif recherchera les moyens d’établir une répartition équitable des revenus publics, en tenant compte, dans une juste proportion, de tous les intérêts, et il dressera un tableau des revenus qui pourraient être ajoutés à l’ensemble des garanties déjà attribuées aux créanciers.
Art. 8. Le comité exécutif prendra tous les arrangements relatifs à la dette générale et nous lui donnerons tout l’appui nécessaire, pour assurer l’exécution des mesures prises à cet effet.
Art. 9. Le comité exécutif percevra tous les revenus de l’Etat sans exception aucune et on ne pourra émettre aucun bon du trésor ou valeur quelconque sans l’assentiment dudit comité dûment autorisé par le comité de contrôle ; et si le gouvernement était obligé, ce que Dieu ne veuille, à contracter un emprunt, il ne pourra le faire sans l’approbation préalable des deux comités.
Tous les teskérés qui seraient émis pour la somme affectée par la commission aux dépenses du gouvernement, seront écrits au nom de la commission et porteront le visa du comité exécutif. Ces teskérés ne devront pas excéder le chiffre fixé au budget des dépenses.
Art. 10. Le comité du contrôle sera composé de la manière suivante : Deux membres français représentant les emprunts de 1863 et 1865 ; deux membres anglais et deux membres italiens représentant les porteurs des titres de la dette intérieure.
Chacun de ces délégués recevra directement son mandat des porteurs des titres des emprunts et conversions de notre royaume, dûment prévenus à cet effet par nos soins sous la surveillance du comité exécutif.

Art. 11. Le comité de contrôle connaîtra toutes les opérations du comité exécutif. Il sera chargé de les vérifier et de les approuver s’il y a lieu. Son approbation sera nécessaire pour donner un caractère exécutoire aux mesures d’intérêt général arrêtées par le comité exécutif.
Art. 12. Notre premier ministre est chargé de l’exécution du contenu des onze articles qui précèdent. Nous nommerons les deux membres et nous demanderons l’inspecteur des finances français dans le plus bref délai possible.
Les douze articles ci-dessus ont été écrits au Palais de la Goulette le 26 de Rabiâ El-Avel 1286 (5 juillet 1869.)

La restructuration de la dette tunisienne en 1870

Une des tâches principales de la commission, la plus urgente, consiste à restructurer la dette. Victor Villet, l’inspecteur des finances désigné par la France s’y emploie. Comme nous l’avons dit c’est en principe le personnage principal de la commission. En décembre 1869, il propose à la commission de réduire de plus de moitié la dette évaluée au montant nominal de 121 millions de francs. Le dette réduite et restructurée devrait s’établir à 56 millions de francs |27|.
Les représentants des banquiers refusent la proposition de l’inspecteur des finances et obtiennent le soutien de leur gouvernement respectif en particulier l’approbation du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte, très lié à la haute finance de France. Aucune réduction de dette n’est accordée à la Tunisie. Au contraire, les banquiers obtiennent qu’elle soit portée à 125 millions de francs. C’est une victoire totale pour les banquiers représentés par les délégués d’Alphonse Pinard et d’Emile Erlanger. Alors qu’ils avaient racheté en bourse des titres de 1863 et de 1865 (qu’ils avaient émis pour le compte de la Tunisie) à 135 ou 150 Fr. après avoir spéculé à la baisse, ils obtiennent grâce à la restructuration de 1870 un échange de titres quasiment au prix de 500 Fr. Concrètement un ancien titre de 1863 ou de 1865 d’une valeur de 500 Fr. qu’ils ont racheté à 150 Fr. par exemple est échangé contre un nouveau titre de 500 Fr. Une véritable aubaine débouchant sur une nouvelle dette odieuse !
Comme l’écrit l’historien Nicolas Stoskopf, il s’agissait de serrer un peu plus le nœud de la corde que le Bey s’était lui-même passé autour du cou. Réalisant un bilan de l’action du banquier A. Pinard qui dirige le syndicat des détenteurs de titre, N. Stoskopf écrit : « Dès 1867, la banqueroute tunisienne permit de passer à l’étape suivante. Dans les négociations âpres et les manœuvres occultes qui s’ensuivirent, Pinard n’eut de cesse de réaliser les profits attendus, avec un parfait cynisme à l’égard des épargnants français comme du sort des Tunisiens, mais avec l’efficacité redoutable d’un financier hors pair qui lui permit in fine de récupérer, lors de l’unification de la dette tunisienne en 1870, treize millions pour les cinq qui avaient été engagés par le syndicat » |28|.
Les autorités tunisiennes étaient activement complices de ce pillage des ressources publiques. Le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’autres dignitaires du régime, sans oublier les autres Tunisiens fortunés qui détenaient une très grande quantité de titres de la dette interne, ont pu faire d’énormes profits lors de la restructuration. Comme dans la grande majorité des pays, les classes dominantes locales sont solidaires des créanciers internationaux car elles tirent elles-mêmes une partie de leurs revenus du remboursement de la dette. C’était vrai au 19e siècle et c’est toujours le cas au 21e siècle.

Les succès des banquiers sur le dos du peuple tunisien

Les banquiers Alphonse Pinard et Émile Erlanger décident de se retirer de la Tunisie, ils ont été indemnisés et sont largement satisfaits. Émile Erlanger a réussi à construire un empire financier notamment grâce à ses opérations en Tunisie. Il met la main sur la banque Crédit mobilier de Paris et, quelques années plus tard, sur la fameuse agence de presse internationale Havas |29|. Alphonse Pinard, de son côté, poursuit ses activités en France et ailleurs dans le monde en contribuant à la création de la Société Générale (une des trois principales banques françaises aujourd’hui) ainsi qu’à une autre banque qui allait se transformer au cours du temps en BNP Paribas (la principale banque française actuelle).
Ce passage du Capital de Karl Marx publié en 1867 résume bien le rôle joué par la dette publique : « Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. » |30|
Il ajoutait : « Dès leur naissance, les grandes banques, affublées de titres nationaux, n’étaient que des associations de spéculateurs privés s’établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu’ils en obtenaient, à même de leur prêter l’argent du public. (…) La dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratiemoderne. » |31|.


L’échec de la Commission internationale financière

Comme prévu à l’article 9 du décret de création de la commission internationale financière de juillet 1869, ses membres ont le contrôle sur les revenus de l’État. Cependant, la politique économique dictée par le remboursement de la dette débouche sur la stagnation économique car l’État ne réalise aucun investissement productif, ne fait pas de dépenses pour stimuler l’activité économique et écrase d’impôts les petits producteurs locaux, qu’ils soient ruraux ou urbains. En conséquence, les recettes fiscales ne suffisent pas à rembourser la dette de 125 millions de francs.
Les membres de la commission représentant les banquiers se retirent dès 1871 car ils ont obtenu satisfaction et n’ont plus de bénéfices à retirer des travaux de la commission, qui est confrontée à l’échec des politiques qu’elle dicte depuis 1869. L’échec est tel que le premier ministre Mustapha Khaznadar, qui occupe des postes gouvernementaux depuis 36 ans, est viré en 1873. Il est consigné à résidence car les détournements de fonds et la corruption dont il est responsable ont fini par avoir raison de lui sous pression de la France.
Khérédine, le remplaçant de Mustapha Khaznadar essaye d’entreprendre quelques réformes, mais sans succès et il est mis à l’écart en 1876 notamment parce qu’il ne favorisait pas suffisamment les intérêts des entreprises françaises. Khérédine souhaitait également obtenir une réduction des intérêts à verser sur la dette. C’en était trop.
La situation des artisans tunisiens est désastreuse car, suite aux accords de libre commerce, ils n’arrivent pas à faire face aux produits importés d’Europe. Les paysans vivotent. Aucune manufacture importante n’existe. Le réseau des chemins de fer ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres (Tunis – La Marsa et Tunis - La Goulette). Les rues de Tunis ne sont pas pavées et il n’y a pas de système d’égouts.
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Artillerie Beylicale
La France obtient le feu vert des autres grandes puissances pour s’emparer de la Tunisie

Lors du Congrès des Nations tenu à Berlin en juin 1878, tant l’Allemagne que l’Angleterre font savoir à la France qu’elle peut disposer de la Tunisie comme elle l’entend.
L’Allemagne du chancelier Otto von Bismarck qui a infligé une défaite cuisante à la France en 1870-1871 (elle a fait prisonnier Louis Napoléon Bonaparte à Sedan, a pris l’Alsace-Lorraine et obtenu des réparations) considère qu’il faut un cadeau de consolation pour les nouveaux dirigeants français (le Second Empire a été remplacé en 1870 par la Troisième République |32|). La Tunisie ne présente aucun attrait pour l’Allemagne. Bismarck considère que si la France se concentre sur la conquête de la Tunisie avec son accord, elle sera moins revendicative en ce qui concerne la récupération de l’Alsace-Lorraine. L’Angleterre, qui donne la priorité en Méditerranée à la partie orientale (Chypre, Egypte, Syrie,…), voit aussi d’un bon œil que la France soit occupée par l’accaparement de la Tunisie. Lord Salisbury, le représentant de l’Angleterre déclare à son homologue français : « Prenez Tunis, si vous voulez, l’Angleterre ne s’y opposera pas et respectera vos décisions. D’ailleurs, vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares » |33|. Le ministre français de l’Intérieur écrit de son côté : « M. de Bismarck nous fit entendre que nous pourrions nous emparer de la Tunisie sans qu’il eût rien à redire… » |34|. Le gouvernement français en discute longuement mais ne se résout pas à passer à l’action car il a d’autres priorités. Pendant ce temps, le Consul français à Tunis cherche des occasions de provoquer un faux pas du Bey qui pourrait justifier une intervention militaire française |35|.
Finalement, le passage à l’acte se déroule en 1881 quand une majorité se dégage dans le gouvernement français pour conquérir la Tunisie. Le prétexte : les « exactions » de la tribu des Kroumirs (voir plus loin).
Les banquiers informés des intentions du gouvernement rachètent à bas prix massivement à la bourse de Paris les titres de la dette tunisienne qui se vendaient à 330 Fr. en janvier 1881. A la veille de l’intervention française, ils valaient 487 Fr. (pour une valeur nominale de 500 Fr.), un montant qu’ils n’avaient jamais atteint auparavant. Le raisonnement des banquiers et d’autres financiers est simple : si la France prend le contrôle de la Tunisie, elle restructurera la dette une nouvelle fois et indemnisera les créanciers. Ils n’ont pas eu tort : la restructuration de la dette a lieu en 1884, pendant le second mandat de Jules Ferry et le Trésor public a été mis à contribution pour satisfaire les banquiers.
L’agence Havas qui appartient au banquier Erlanger depuis 1879 participe à une campagne médiatique en faveur de l’intervention française.

L’invasion de 1881

La France n’attend donc qu’une occasion favorable pour mettre à exécution cet accord. La difficulté, pour Jules Ferry, président du Conseil, est que cela signifie une intervention militaire, et qu’il faut donc convaincre la Chambre des députés.
Comme indiqué plus haut, la diplomatie française n’a de cesse de provoquer un incident ou de trouver une occasion qui justifie une intervention de la France. Théodore Roustan, le consul de France, était à la manœuvre. En mai 1880, il écrivait au baron de Courcel fort influent dans la diplomatie française (il sera ambassadeur à Berlin à partir de 1881 et participe à la conférence de 1884-1885 sur le partage colonial de l’Afrique) |36| : « Nous devons attendre et préparer nos motifs d’agir avant nos moyens d’actions. La sottise du gouvernement tunisien nous y aidera ». Le conflit entre la tribu algérienne des Ouled Nahd et les Kroumirs tunisiens donnera l’occasion de lancer une intervention militaire française de grande ampleur. Vers la fin février 1881, à la suite de nombreux différends entre deux tribus, les Ouled Nahd « algériens » attaquent le campement des Kroumirs « tunisiens ». Cinq Ouled Nahd et trois Kroumirs sont tués.
Le Consul français exulte : « Nous ne saurions trouver une meilleure occasion pour agir ici et pour agir seuls, car c’est une question dans laquelle les autres puissances n’ont rien à voir ». Pour venger leurs morts, les 30 et 31 mars, 400 à 500 membres de la tribu nomade des Kroumirs attaquent à deux reprises la tribu des Ouled Nahed en territoire algérien mais se voient repoussés par les troupes françaises ; les combats font six morts parmi les soldats français |37|.
Jules Ferry obtient un crédit du Parlement pour « rétablir l’ordre ». Voici comment Jules Ferry présente, de manière parfaitement hypocrite et mensongère, la demande de crédit de guerre le 11 avril 1881 à l’Assemblée nationale : « Nous allons en Tunisie pour châtier les méfaits que vous connaissez ; nous y allons en même temps pour prendre toutes les mesures qui pourront être nécessaires pour en empêcher le renouvellement. Le Gouvernement de la République ne cherche pas de conquêtes, il n’en a pas besoin (vifs applaudissements à gauche et au centre) ; mais il a reçu en dépôt des gouvernements qui l’ont précédé cette magnifique possession algérienne que la France a glorifiée de son sang et fécondée de ses trésors. Il ira dans la répression militaire qui commence, jusqu’au point où il faut qu’il aille pour mettre à l’abri, d’une façon sérieuse et durable la sécurité et l’avenir de cette France africaine (Nouveaux applaudissements) » |38|.
24 000 soldats sont envoyés contre les Kroumirs.
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Le traité du Bardo est validé, à une écrasante majorité, par la Chambre des députés française. Un seul député vote contre, le courageux socialiste Alfred Talandier |39|. Ce traité du 12 mai 1881 est signé entre le Bey de Tunis et le gouvernement français (voir en encadré le texte du traité du Bardo). Il instaure un protectorat français en Tunisie. De peur de se voir détrôner par les Français qui tenaient en réserve son frère Taïeb, le Bey se soumet et confie, au « résident général de France », tous ses pouvoirs dans les domaines des affaires étrangères, de la défense du territoire et de la réforme de l’administration.
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Le traité du BardoIl faut souligner que quelques mois plus tard, la France sous la conduite de Ferry renforce son action militaire en Indochine pour étendre son domaine colonial. Pendant l’été 1881, Ferry fait voter à l’assemblée nationale des crédits pour une offensive militaire dans le Tonkin |40|. La France utilise là aussi un prétexte pour justifier ses manœuvres coloniales.
L’armée française occupe Tunis en octobre 1881 et s’empare de la ville sainte de Kairouan à la fin du même mois |41|.
Devant la résistance de la population et en particulier des tribus tunisiennes qui entrent en rébellion |42|, l’intervention militaire de la France s’accroît. Le corps expéditionnaire français est porté à 50 000 soldats. La France, par la convention de La Marsa de juin 1883, dépouille le Bey du reste de son autorité et institue une administration directe de la France sur le pays (voir en encadré le texte de la Convention de La Marsa).
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Première page du Traité du BardoIl faut souligner que tant le traité du Bardo (1881) que la convention de la Marsa (1883) contiennent des dispositions très claires en ce qui concerne la dette comme outil de soumission et de spoliation. L’article 7 du traité du Bardo décrète que : « Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis se réservent de fixer, d’un commun accord, les bases d’une organisation financière de la Régence, qui soit de nature à assurer le service de la Dettepublique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie. ». L’article 2 de la Convention de la Marsa précise : « Le Gouvernement français garantira, à l’époque et sous les conditions qui lui paraîtront les meilleures, un emprunt à émettre par Son Altesse le Bey, pour la conversion ou le remboursement de la dette consolidée s’élevant à la somme de 125 millions de francs et de la dette flottante jusqu’à concurrence d’un maximum de 17.550.000 francs. Son Altesse le Bey s’interdit de contracter, à l’avenir, aucun emprunt pour le compte de la Régence sans l’autorisation du Gouvernement français. »

Conclusion

Nous pouvons affirmer, sans risque de nous tromper, après cette analyse de l’irruption de la dette en Tunisie pendant la deuxième moitié du 19e siècle, qu’elle était de nature odieuse et qu’elle a facilité la mainmise coloniale sur le pays.
Par la suite, elle n’a cessé d’être un outil important de domination et de pillage des ressources naturelles et humaines de la Tunisie, et par là même une des causes essentielles de son « arriération » et de sa marginalisation.
Se fondant sur ce constat, le peuple tunisien est en droit de réclamer des réparations à la France, qui devrait mettre à contribution les banques (par exemple BNP Paribas et Société générale) et les entreprises françaises qui ont profité de la dette pour spolier le peuple tunisien.

Par ailleurs, les enseignements qu’on peut tirer de cette analyse sont d’un grand intérêt pour la compréhension de la situation de la Tunisie contemporaine.
À l’image de la dette contractée entre 1863 et 1867, celle contractée sous le régime de Ben Ali, entre 1987 et 2010 est largement odieuse, et les institutions financières internationales et les créanciers du Nord (au premier rang desquels figure la France) le savent parfaitement, comme en témoignent des résolutions du Sénat belge (juillet 2011) et du Parlement européen (mai 2012).
Les politiques économiques et sociales mises en œuvre par le pouvoir beylical au 19e siècle pour rembourser sa dette sont étonnamment similaires à celles fixées par les conditionnalités du FMIdepuis son plan de restructuration en 1986 |43|.
En 1864, l’augmentation de la mejba conduisit à une révolte populaire importante. En décembre 2010, c’est l’abandon des politiques sociales à cause de la charge de la dette qui conduit à la révolution. Alors qu’en 1864, la France dépêcha des navires de guerre pour faire face à la révolte, en janvier 2011 elle propose au régime de Ben Ali son aide matérielle afin de maintenir l’ordre, par la voix de la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie.
Enfin, là où les créanciers internationaux profitèrent de la situation au 19e siècle pour instaurer des accords de libre commerce, la libéralisation des échanges imposée à la Tunisie par l’Union européenne depuis 1995 pour les produits manufacturiers, et qui est en train d’être étendue aux produits de l’agriculture et de la pêche, aux services et aux marchés publics (Accord de libre-échange complet et élargie - ALECA) conduit aux mêmes effets désastreux pour la société tunisienne.
Le renversement du dictateur Ben Ali en 2011 n’a pas mis fin au système dette. Au contraire, les gouvernements successifs, sous la pression des créanciers, ne cessent de pousser la Tunisie dans plus d’endettement.
Dans le même temps, la lutte s’organise et s’intensifie contre la dette. Un projet de loi portant sur l’audit de la dette publique extérieure et intérieure, depuis juillet 1986, sera déposé au cours du mois de juin 2016 à l’Assemblée des Représentants du Peuple par une quarantaine de députés (sur un total de 217).

La Tunisie n’a pas d’autre choix, pour sortir de l’impasse de la domination et du sous-développement, que de rompre les chaînes du système de la dette.
Traité de garantie conclu à Kasr Saïd, entre la France et Tunis.
Le Gouvernement de la République française et celui de Son Altesse le Bey de Tunis,
Voulant empêcher à jamais le renouvellement des désordres qui se sont produits récemment sur les frontières des deux États et sur le littoral de la Tunisie, et désireux de resserrer leurs anciennes relations d’amitié et de bon voisinage, ont résolu de conclure une Convention à cette fin, dans l’intérêt des deux Hautes Parties contractantes,
En conséquence, le Président de la République française a nommé pour son plénipotentiaire M. le Général Bréart, qui est tombé d’accord avec son Altesse le Bey sur les stipulations suivantes :
Article premier.
Les Traités de paix, d’amitié et de commerce et toutes autres Conventions existant actuellement entre la République française et Son Altesse le Bey de Tunis sont expressément confirmés et renouvelés.
Article 2.
En vue de faciliter au Gouvernement de la République française l’accomplissement des mesures qu’il doit prendre pour atteindre le but que se proposent les Hautes Parties contractantes, Son Altesse le Bey de Tunis consent à ce que l’Autorité militaire française fasse occuper les points qu’elle jugera nécessaires pour assurer le rétablissement de l’ordre et la sécurité des frontières et du littoral.
Cette occupation cessera lorsque les Autorités militaires françaises et tunisiennes auront reconnu, d’un commun accord, que l’administration locale est en état de garantir le maintien de l’ordre.
Article 3.
Le Gouvernement de la République française prend l’engagement de prêter un constant appui à Son Altesse le Bey de Tunis, contre tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui compromettrait la tranquillité de ses États.
Article 4.
Le Gouvernement de la République française se porte garant de l’exécution des traités actuellement existants entre le Gouvernement de la Régence et les diverses Puissances européennes.
Article 5.
Le Gouvernement de la République française sera représenté auprès de Son Altesse le Bey de Tunis par un Ministre Résident, qui veillera à l’exécution du présent Acte, et qui sera l’intermédiaire des rapports du Gouvernement français avec les Autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes aux deux pays.
Article 6.
Les Agents diplomatiques et consulaires de la France en pays étrangers seront chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la Régence.
En retour, Son Altesse le Bey s’engage à ne conclure aucun acte ayant un caractère international sans en avoir donné connaissance au Gouvernement de la République française et sans s’être entendu préalablement avec lui.
Article 7.
Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis se réservent de fixer, d’un commun accord, les bases d’une organisation financière de la Régence, qui soit de nature à assurer le service de la Dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie.
Article 8.
Une contribution de guerre sera imposée aux tribus insoumises de la frontière et du littoral. Une convention ultérieure en déterminera le chiffre et le mode de recouvrement, dont le Gouvernement de Son Altesse le Bey se porte responsable.
Article 9.
Afin de protéger contre la contrebande des armes et des munitions de guerre les possessions algériennes de la République française, le Gouvernement de son Altesse le Bey de Tunis s’engage à prohiber toute introduction d’armes ou de munitions de guerre par l’île de Djerba, le port de Gabès ou les autres ports du sud de la Tunisie.
Article 10.
Le présent Traité sera soumis à la ratification du Gouvernement de la République française, et l’instrument de ratification sera soumis à Son Altesse le Bey de Tunis dans le plus bref délai possible.
Kasr Saïd, le 12 mai 1881.
Mohammed es-Saddok Bey.
Général Bréart.

Convention conclue à La Marsa entre la France et la Tunisie pour régler les rapports respectifs des deux pays.
Son Altesse le Bey de Tunis, prenant en considération la nécessité d’améliorer la situation intérieure de la Tunisie, dans les conditions prévues par le Traité du 12 mai 1881, et le Gouvernement de la République ayant à cœur de répondre à ce désir et de consolider ainsi les relations d’amitié heureusement existantes entre les deux pays, sont convenus de conclure une Convention spéciale à cet effet ; en conséquence, le Président de la République française a nommé pour son Plénipotentiaire M. Pierre-Paul Cambon, son Ministre résident à Tunis, officier de la Légion d’honneur, décoré de l’Haid et grand-croix du Nichan Iftikar, etc., lequel, après avoir communiqué ses pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, a arrêté, avec son Altesse le Bey de Tunis, les dispositions suivantes :
Article premier.
Afin de faciliter au Gouvernement français l’accomplissement de son Protectorat, Son Altesse le Bey de Tunis s’engage à procéder aux réformes administratives, judiciaires et financières que le Gouvernement français jugera utiles.
Article 2.
Le Gouvernement français garantira, à l’époque et sous les conditions qui lui paraîtront les meilleures, un emprunt à émettre par Son Altesse le Bey, pour la conversion ou le remboursement de la dette consolidée s’élevant à la somme de 125 millions de francs et de la dette flottante jusqu’à concurrence d’un maximum de 17.550.000 francs.
Son Altesse le Bey s’interdit de contracter, à l’avenir, aucun emprunt pour le compte de la Régence sans l’autorisation du Gouvernement français.
Article 3.
Sur les revenus de la Régence, Son Altesse le Bey prélèvera :

  • les sommes nécessaires pour assurer le service de l’emprunt garanti par la France ;
  • la somme de 2 millions de piastres (1.200.000 fr.) montant de sa liste civile, le surplus des revenus devant être affecté aux dépenses d’administration de la Régence et au remboursement des charges du Protectorat.
Article 4.
Le présent arrangement confirme et complète, en tant que de besoin, le Traité du 12 mai 1881. Il ne modifiera pas les dispositions précédemment intervenues pour le règlement des contributions de guerre.
Article 5.
La présente Convention sera soumise à la ratification du Gouvernement de la République française, et l’instrument de ladite ratification sera remis à Son Altesse le Bey de Tunis dans le plus bref délai possible.
En foi de quoi, les soussignés ont dressé le présent acte et l’ont revêtu de leurs cachets.
Fait à La Marsa, le 8 juin 1883.
Mohammed es-Saddok Bey.
Paul Cambon.
Premiere_page_de_la_convention_de_la_Marsa_-_Tunisie-14fe6.jpg
Première page de la convention de la Marsa
Bibliographie :
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Remerciements : L’auteur remercie Mokhtar Ben Afsa, Fathi Chamkhi, Nathan Legrand, Gus Massiah et Claude Quémar pour leur relecture et leurs suggestions ainsi que Pierre Gottiniaux pour les illustrations et la mise en page.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.


Notes

|1| Tunis a été conquise par l’Empire ottoman en 1574.
|2| Voir CORM Georges. 1982. « L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Éditions Publisud, Paris
|3| En 1839-1840, il y a eu deux interventions militaires européennes contre l’Égypte, l’une menée par la Grande Bretagne et la France, l’autre réalisée par la Grande-Bretagne et l’Autriche. Voir Éric Toussaint, « La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte ».
|4| Mohammed es-Sadok régna de 1859 à 1882, c’est le Bey qui a conduit la Tunisie à la domination française directe.
|5| Les banquiers de Londres et de Paris ont prêté 3 millions de livres aux États sudistes pendant la guerre de sécession (1861-1865).
|6| Frédéric Émile d’Erlanger, né le 19 juin 1832 à Francfort-sur-le-Main et mort le 22 mai 1911 à Versailles, est un banquier d’origine allemande parmi les plus en vue sur la place financière de Paris et de Londres dans la deuxième partie du XIXe siècle. Il est considéré comme l’inventeur des emprunts à haut-risque sur les pays en voie de développement, qui vont se multiplier sur les places européennes jusqu’au scandale des emprunts russes. Parmi eux, des emprunts sur le coton américain en pleine guerre de sécession ou les émissions de titres pour le Bey tunisien.
En 1853, Friedrich Emil Erlanger a 19 ans et se montre particulièrement doué : le gouvernement d’Othon Ier de Grèce le recrute comme consul général et agent financier sur la place de Paris. Il négocie alors pour d’autres cours royales divers emprunts : la reine Marie II de Portugal lui octroie en remerciement le titre de baron, qui se verra confirmer par le duc de Saxe-Meiningen. Au cours d’un voyage de repos en Égypte, il croise Ferdinand de Lesseps et lui offre de l’aider à trouver des financements pour le canal de Suez.
La Banque Erlanger qu’il dirige à Paris ainsi que sa filiale londonienne, organise en 1865 la souscription de « l’emprunt Erlanger », permettant aux épargnants de se faire rembourser en coton du Sud des États-Unis, à l’époque de la guerre de Sécession, sous réserve que les États confédérés du Sud l’emportent. Ce pari était rémunéré par un taux d’intérêt, relativement élevé pour l’époque, de 7 % par an. L’emprunt était aussi négociable à Londres. Pendant la guerre de Sécession, les États du Sud avaient organisé une rétention du coton, qui a propulsé les cours jusqu’à un record historique de 1,89 dollar la livre, toujours inégalé deux siècles plus tard. Cette hausse représentait une multiplication par vingt du cours en quelques mois, mais les industriels britanniques avaient eu le temps de constituer des stocks. En 1870, cinq ans après la fin de la guerre, le coton américain avait quasiment retrouvé son niveau de production et le pays restera leader mondial du coton jusqu’en 1931, comme il l’était depuis 1803. Mais les porteurs d’obligations ne furent jamais remboursés.
Au même moment, la Banque Erlanger a réalisé une autre opération d’envergure grâce aux fameux emprunts de 1863 et 1865 lancés par le gouvernement tunisien, sous la direction du Premier ministre du Bey, Mustapha Khaznadar. Cette opération, par son échec imprévu, contribua à la ruine des finances tunisiennes et hâta l’instauration du régime du Protectorat français.
La Banque Erlanger a aussi financé en Suisse le percement en 1883 du tunnel du Simplon, reliant le Valais au Val d’Aoste, qui était à l’époque le plus important tunnel ferroviaire en Europe. Familial, l’établissement a poursuivi son activité dans différents pays.
Source (extraits de) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8...’Erlanger Voir aussi en anglais : http://global.britannica.com/biogra...
et https://en.wikipedia.org/wiki/Fr%C3...’Erlanger

À noter que la biographie sur Wikipedia en anglais est un panégyrique tout à fait douteux tandis que la biographie sur Wikipédia en français est largement correcte.
|7| D’autres mesures prises par le Bey étaient également remises en cause : la nouvelle constitution dictée par le Consul français en 1861, la réforme de la justice qui la rendait plus coûteuse en général et moins accessible pour les tribus nomades.
|8| Cité par Jean Ganiage, p. 193.
|9| Jean Ganiage, p. 195.
|10| inalement, la mejba, qui s’élevait avant la révolte à 36 piastres et qui a été portée à 72 piastres en 1864 afin de rembourser la dette, a été réduite en 1865 à 20 piastres.
|11| Ali Ben Ghedahem, chef de la tribu des Majer, de la région de Kasserine, est l’une des figures emblématiques de la révolte menée à partir de mars-avril 1864 contre le pouvoir beylical. Après avoir négocié un arrêt des hostilités en juillet 1864 en échange d’importantes concessions du Bey, il reprit les armes à l’automne. Il fut embastillé en 1866 et mourut, probablement assassiné, dans son cachot à la Goulette en 1867.
|12| Le Consul français, Charles Beauval, plénipotentiaire de la France en Tunisie, jouait sur deux tableaux alors qu’officiellement la France soutenait le Bey, il négociait avec le principal leader de la révolte, Ali ben Ghedahem, au cas où il se déciderait à renverser le Bey. La correspondance a été rendue publique par Ali ben Ghedahem en août 1864 et dénoncée par le Consul britannique qui protesta contre le double jeu de la France. Voir Jean Ganiage, p. 212 - 213 et 222.
|13| Jean Ganiage, p. 227-228.
|14| En réalité la somme réellement transférée au Trésor tunisien est inférieure, elle n’a pas dépassé 18 millions Fr. C’est ce qu’affirme Victor Villet, inspecteur des finances français dans un rapport du 19 mai 1872.
|15| Semaine financière, 25 mars 1865.
|16| Cité par Jean Ganiage, p. 248.
|17| Voir http://fathichamkhi.over-blog.com/a...
|18| Concernant Alphonse Pinard voir http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5...
Le Comptoir national d’escompte de Paris (CNEP), dirigé par Alphonse Pinard, est l’une des quatre banques à l’origine de BNP Paribas. Fondé en 1848, il s’est appelé Comptoir d’escompte de Paris (CEP) de 1853 à 1889. En 1889, il a été mêlé à l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire bancaire française : le scandale de Panama. A. Pinard a joué un rôle actif dans la création de la Société Générale.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Compt...’escompte_de_Paris

|19| C’est le terme qui était utilisé à l’époque par les banquiers, les détenteurs de bons et la presse.
|20| Alexander Nahum Sack. 1927. Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, Paris. Voir le document complet en téléchargement libre sur le site du CADTM : http://cadtm.org/IMG/pdf/Alexander_... Pour des exemples concrets de l’application de la doctrine de la dette odieuse, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Dette... et http://cadtm.org/Dette-odieuse?lang=fr
|21| Pour se faire une idée de l’ampleur des détournements. La fortune du ministre trésorier du Bey, le caïd Nessim, qui s’est enfui de Tunis en pleine révolte le 8 juin 1864, et s’est installé à Paris pour y vivre dans le luxe, a été évaluée lors de la succession à environ 17 millions de francs, l’équivalent d’un an et demi de revenus de l’État tunisien. Voir Jean Ganiage, p. 197. Celle amassée par Mustapha Khaznadar était encore plus importante.
|22| http://global.britannica.com/biogra...
|23| Voir https://www.herodote.net/Guerre_du_... Je reviendrai prochainement sur ce sujet dans un prochain article consacré la dette de l’Amérique latine. Voir également Carlos Marichal, p. 80 et suivantes.
|24| Jean Ganiage, p. 240.
|25| Jean Ganiage, p. 260
|26| Jean Ganiage, p. 313.
|27| Jean Ganiage, p. 319-320.
|28| STOSKOPF, Nicolas. « Alphonse Pinard et la révolution bancaire du Second Empire ». Histoire, économie et société, 1998, 17ᵉ année, n°2. pp. 299-317 . Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5... (Consulté le 22 mai 2016).
|29| En 1879, Havas est acquise par le baron Émile d’Erlanger et transformée en société anonyme au capital de 8,5 millions de francs. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Agenc...
|30| Karl Marx, 1867, Le Capital, livre I, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 1963, p. 1211 et suiv.
|31| Karl Marx, 1867, Le Capital, livre I, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 1963, chapitre 31.
|32| https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois...
|33| Lettre du ministre français Waddington à son ambassadeur à Londres Georges d’Harcourt, 21 juillet 1878.
|34| Hanotaux, Histoire de la France contemporaine (1871-1900), IV, pp. 388-89.
|35| Voir Jean Ganiage, p. 436-437.
|36| Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Alpho...
|37| Voir Ministère de la Guerre, L’expédition militaire en Tunisie. 1881-1882, éditeur militaire Henri-Charles Lavauzelle, Paris, 1898, p. 10 et suivantes.
http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bp...

|38| Journal officiel, 12 avril 1881, P. 850.
|39| Voir son intéressante biographie : http://www2.assemblee-nationale.fr/...
À noter que ce député s’opposa également à l’intervention de la France au Tonkin quelques mois plus tard.

|40| Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C... et https://fr.wikipedia.org/wiki/Histo...
|41| On trouvera plusieurs discours de Jules Ferry prononcés à partir de novembre 1881 et des compte-rendu des débats parlementaires relatifs à l’intervention en Tunisie ici : https://archive.org/stream/discours...
|42| Pour se faire une idée de la résistance tunisienne, voir la partie consacrée à l’intervention militaire française sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Conqu...
|43| Voir la lettre d’intention envoyée par le gouvernement tunisien au FMI le 2 mai 2016 : http://www.imf.org/External/NP/LOI/...

Auteur.e


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Eric Toussaintdocteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.


 
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